Jeno
L'eau du bain est sûrement froide à présent. Mais Jaemin ne bouge pas, ses clavicules saillantes toujours enfoncées dans le liquide devenu clair, celui-ci seulement parsemé de quelques nuages de mousse qui semblent se déliter paresseusement au fur et à mesure que les minutes passent. La pièce est toujours moite de chaleur mais ma peau marmoréenne ne la sens pas. Les grands volutes de vapeur ont laissées leurs traces opaques sur les murs et le miroir, les microscopiques gouttelettes condensées rendant ce dernier inutile.
L'air est devenu plus respirable, sans la buée suffocante de l'eau bouillante qui est sortie du robinet du bain il y a de cela au moins une heure.
Mais à l'image de l'orage qui bat son plein au-dehors, la tension dans la pièce reste inchangée. Je la sens, tirant mes entrailles, titillant mes lèvres. Me poussant presque à essayer de faire sortir de ma bouche des mots pour apaiser cette pression invisible, de crever cet abcès purulent qui fait que chaque regard fugace de Jaemin dans une direction qui pourrait être la mienne m'électrise. Mais mes lèvres sèches restent closes. Elles savent mieux que moi que, quoi que j'essaie de dire, rien n'atteindra le rouquin. Elles ont déjà essayé plus que de raison de se faire entendre, sans résultats. Si mon caractère entêté n'a pas su abandonner, elles, au moins, ont eu la raison que mon coeur n'a pas su avoir. Celle de lâcher prise en connaissance d'une cause vaine.
Jaemin n'a pas bougé depuis ce qui semble être des heures. Moi non plus, stoïque à la place que je me suis attribué dans le coin le plus sombre de la salle de bain, en face de lui. La forme indistincte de mon essence se fond comme toujours dans le décor, se mêlant aux meubles et aux rideaux. Le regard glacé du jeune homme aux cheveux flamboyants est fixé sur un point indéfinissable, imperturbable. Le tonnerre grondant ne le fait plus sursauter, la pluie martelante ne le fait plus frémir comme elle en avait l'habitude. Il semble insensible à la peur, maintenant. Anesthésié.
Le Jeno d'avant serait rassuré que Jaemin, craintif par nature, passe à travers ses peurs avec autant de facilité. Le Jeno actuel est horrifié de l'aisance avec laquelle tout semble lui passer à travers. Comme s'il n'existait plus dans ce monde et flottait dans un entre-deux ou il pouvait sentir la caresse de l'eau mais sans la reconnaitre comme telle ; percevoir l'air sur sa peau sans en endurer la fraicheur. Comme s'il cherchait à m'imiter, à s'extirper de sa propre vie comme j'ai quitté la sienne pour, peut-être, me retrouver. Comme si même dans son atonie en apparence perpétuelle à présent, une partie loyale de lui me cherchait toujours.
Encore.
Je me mord l'intérieur des joues.
Soudain, du mouvement. Lent, laborieux. Les membres fluets de Jaemin s'extirpent — avec ce qu'il semble être toute la misère du monde — du caveau de porcelaine et d'eau froide dans lequel il semblait s'être enraciné. Les lianes de lierre émeraude imaginaires qui s'étaient torsadées autour de son corps nu et qui l'empêchaient de bouger tombent mollement une par une, alors que ses membres frêles tirent dessus. Des gouttes froides dégoulinent sur le sol de notre salle de bain, formant rapidement des petites flaques aux pieds du plus vieux. De ces flaques, l'eau transparente glisse sur les carreaux blancs cassés, s'engouffre dans les interstices que sont les joints jaunis par le temps.
Le temps. Comme la plupart des gens, je ne me suis rendu compte de son importance que lorsque j'ai été privé de celui que j'aurais pu avoir avec Jaemin. À l'instar de l'eau qui s'étend négligemment par terre et qui trouve toujours son chemin, le temps suit son cours comme un train inébranlable sur des rails.
J'ai simplement eu le malheur de rater un arrêt, condamné à observer Jaemin s'éloigner inexorablement.
Je sais qu'il cherchera toujours à apercevoir ma forme immobile sur les quais de cette gare allégorique alors même que son train prend de la vitesse et que je finis par disparaitre de sa vue.
Je sais aussi que je ne pourrais jamais rien faire de plus que de simplement me tenir là. À continuer de fixer encore et toujours l'endroit ou les rails s'évanouissent dans un ultime tournant, tout comme son train. Les yeux humides.
L'intérieur de mes joues souffre encore de ma frustration alors que je reviens brusquement à la réalité, la bulle de mes pensées éclatant comme celles du bain, plus tôt. Je détourne vivement mes yeux du corps malingre de Jaemin. La coquille vide en face de moi qui se donne tant de mal pour continuer à paraître humaine me donne mal au ventre.
Pendant un moment, rien n'est entendu dans la pièce à part l'averse et les soupirs éventuels de Jaemin, causés par l'apparente insurmontable tâche que semble être pour lui de se sécher convenablement. Mais finalement, la serviette maintenant détrempée est jetée sur le rebord du lavabo et des vêtements frais habillent le plus vieux. Il porte encore un de ses sweat-shirts préféré. Un des miens.
Je bouge de ma place attribuée près de la fenêtre où je me fond d'habitude dans les rideaux, longeant les murs pour venir me caler quelques pas derrière lui, m'asseyant sur la machine à laver. Cette dernière émet par coïncidence un léger bruit alors que je m'installe, et le jeune homme aux cheveux de feu tressaute. D'une manière ou d'une autre, malgré le brouhaha de la tempête extérieure, c'est la subtilité de ma présence presque inexistante qui l'a fait réagir pour la première fois ce soir.
Je soupire.
Jaemin reste silencieux.
Ses membres sont aussi tendus que son visage crispé que j'aperçois clairement par dessus son épaule, dans la glace en face dont la buée s'est quelque peu effacée. J'observe longuement — comme tant de fois auparavant — ses traits coupés au couteau et les cernes sous ses yeux. La lividité de sa peau et ses lèvres dans en état lamentable, victimes de ses mauvaises habitudes.
J'ai cessé de lui dire de ne pas les mordre.
Pourtant à mes yeux, même comme ça, décharné et abîmé par la vie trop tôt comme une pomme parfaite qu'on aurait éraflé délibérément pour lui affliger une laideur « méritée », je le trouve beau. Beau comme on trouve beau le reflet d'un bris de verre sur le macadam, beau comme les ondulations d'une flaque de pétrole multicolore dans un coin de la chaussée. Beau comme chaque chose qui à une fois été et qui n'est plus que partiellement elle-même, et qui ne trouve sa place nul part.
Jaemin, cependant, ne cherche pas à rencontrer dans le miroir en face de lui son propre regard froid, éteint comme une cigarette oubliée dans un cendrier un soir de novembre.
Surement parce qu'il sait que ses yeux clairs ne rencontreraient pas les miens même s'il levait la tête.
Surement parce qu'il sait que mon visage n'est pas reflété sur la surface plane du miroir.
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- яεℓιqυεs - NoMin
Fanfictionrelique: (n.f.) 2. objet dont la grande valeur morale qu'on lui accorde tient à ce qu'il témoigne d'un passé révolu.