Les clients ont déjà entamé la dégustation. Je me maudis intérieurement, mais essaie de faire bonne figure. Je les salue, m’excuse de mon retard et m’empresse de déposer mon sac et ma veste sur un fauteuil. Les futurs mariés, accompagnés du traiteur sélectionné par mes soins, sont entourés d’une quantité astronomique de petits gâteaux colorés. Tous, sans exception, ont été recouverts de pâte à sucre, comme le voulaient les clients.
La femme, fourchette à la main, m’adresse un léger sourire alors qu’elle sélectionne un nouveau gâteau à déguster.
— Tant que vous êtes là, Marcy. Nous souhaiterions modifier le plan de table.
Merde, fait chier. J’ai passé des heures à essayer de caser tout le monde en respectant chaque consigne donnée, et maintenant, ces nouveaux changements vont foutre le bordel dans toute l’organisation.
— Bien entendu. Nous pouvons en discuter après la dégustation, si vous le souhaitez.
Mon sourire se veut poli, mais je suis tellement nulle pour dissimuler mes émotions, qu’elle va sans doute remarquer que ces changements me contrarient. Ce boulot commence sévèrement à me taper sur le système et ne m’aide pas à calmer mon anxiété.
Les clients semblent prendre plaisir à enfoncer leur fourchette dans chacun des gâteaux, pendant que le traiteur leur explique les différents inserts. Je reste à distance, prenant juste note des remarques qu’ils émettent. Celles-ci seront utiles pour sélectionner les éléments qui constitueront la pièce montée.
Le traiteur me jette des coups d’œil insistants. Son regard pesant me stresse tellement que mon stylo rature plusieurs fois sur la page. Je finis par lever le regard vers lui, l’air interrogatif. Il ne dit rien, mais me sourit. Depuis que nous collaborons avec lui, il a cette attitude étrange qui me met mal à l’aise. Josh dit que je lui ai tapé dans l’œil. Ce n’est pas impossible, mais je déteste ça. Je ne suis pas du genre à vouloir qu’on me remarque et s’il devient trop insistant, je risquerais encore bien de foutre en l’air le contrat que nous avons avec lui. Mais Hannah me tuerait. Sans la moindre hésitation. Ce collaborateur est un énorme atout pour son entreprise. Alors, je suis forcée de subir ses regards étranges, à chacune de nos rencontres.
— Mademoiselle Graham ? demande-t-il alors que je suis plongée dans mes notes.
— Oui ?
— Tenez, j’en ai fait un spécialement pour vous.
Il brandit une assiette sous mon nez où repose un gâteau orange.
— C’est un mélange de melon et de purée de mangue, explique-t-il.
— C’est gentil, mais je pense que les futurs mariés devraient s’en faire leur propre avis.
— Il y en a largement assez. Vous n’allez tout de même pas refuser une petite gourmandise !
Est-ce que je dois y voir un message caché ?
L’idée que ce mec puisse avoir osé faire une allusion pareille me donne la nausée. Mon regard s’attarde sur ses mains blanches et boudinées, ce qui me coupe directement l’envie de goûter son gâteau. Ou quoi que ce soit qui lui appartient, en fait.
— Vous devriez goûter, insiste le futur marié. Celui-ci est délicieux.
— Je suis désolée, mais je ne…
— S’il vous plait ! Laissez-moi vous donner ce petit plaisir.
Il le fait exprès ou quoi ?
Je me sens dévisagée par les trois personnes devant moi, comme s’ils attendaient tous impatiemment que je mange cette saloperie de gâteau. Je jette un coup d’œil à la fourchette qui repose sur l’assiette. Je déteste utiliser des couverts qui ne sont pas les miens. D’autant plus quand je ne sais pas où ils ont trainés. Mais le traiteur est si déterminé à me faire bouffer ce truc qu’il avance plus brusquement son plat dans ma direction.
Et là, ce qui devait arriver se produit. Le gâteau bondit littéralement hors de son assiette, pour atterrir mollement contre mon chemisier. J’essaie de l’esquiver, mais rien n’y fait. La mangue a laissé une longue traînée orange sur le tissu blanc, pile sur mon sein gauche.
— Oh mon dieu ! s’écrie le traiteur. Attendez, prenez une serviette.
Il s’empare d’un bout de papier et vient directement le coller sur mon sein. Je me fige, regarde ses doigts à proximité de cette zone interdite puis reporte les yeux sur son visage. Il s’excuse encore, bafouille, recule et manque de trébucher.
Je crois vraiment que je vais me faire virer.
J’essaie de rester professionnelle, mais la colère s’insinue crapuleusement en moi. Oui, je suis obsédée de la propreté, et ce gros débile met à rude épreuve mon self-control. Déjà qu’il est assez instable en temps normal…
Je m’empare mécaniquement de ma veste, adresse un sourire crispé aux clients et fonce en direction des toilettes. Intérieurement, je bouillonne. Comment peut-on être aussi con, sérieusement ?
Mon reflet me renvoie des joues rougies et des yeux embués. Oui, je pourrais pleurer pour une stupide tâche sur un chemisier. J’ai fait des crises de panique pour bien moins que ça.
J’essaie de me calmer en m’emparant d’un bout de papier, que je passe sous l’eau avant de me mettre à frotter vigoureusement le vêtement tâché. Mais rien n’y fait. La tâche semble grandir au fur et à mesure que le papier rencontre le tissu. L’orange ne s’atténue pas. Pire, l’eau rend le vêtement transparent, dévoilant mon soutien-gorge rose pâle en-dessous. Rageusement, je jette le papier dans le lavabo et commence à déboutonner mon chemisier. Je me sens sale et j’ai un besoin, presque viscéral, de me changer.
Rapidement, mes mains s’attaquent à déboutonner le chemisier souillé que je dépose sur le rebord du lavabo. À ce stade, je n’ai plus grand-chose à perdre. J’enfile ma veste en espérant qu’elle camouflera suffisamment mon soutien-gorge.
J’ai à peine passé la première manche, que la porte des toilettes s’ouvre et qu’une silhouette masculine apparaît dans l’encadrement. Je le reconnais directement. Il a pris un malin plaisir à m’aplatir avec sa guitare dans la voiture, et maintenant, il est là, le regard fixé sur ma poitrine.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
J’ai parlé bien plus fort que je l’avais prévu, mais son regard sur moi ajoute une couche supplémentaire au désastre que je suis en train de vivre. Il sursaute à peine, puis reprend son observation de mon corps à moitié habillé. Je m’empresse de remonter un pan de ma veste contre ma poitrine et fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ? je répète.
Il recule d’un pas, glissant sa main sur le battant encore à moitié ouvert, avant de poser les yeux sur le petit personnage à l’extérieur de la porte. Son sourire amusé me laisse envisager la possibilité que je sois celle qui n’a définitivement rien à foutre là. Mon intuition s'avère correcte lorsque je balaie la pièce du regard et que je repère, contre le mur opposé à la porte, des urinoirs. Je ferme les yeux dans une profonde inspiration.
— Toilettes pour homme, il confirme.
Je retiens un hurlement d’agacement et m’empresse d’enfiler la deuxième manche de mon vêtement. Le brun avance doucement dans la pièce, me frôle volontairement en passant à côté de moi, puis s’arrête devant un urinoir. De là où je me trouve, j’entends qu’il défait sa braguette, ce qui me stoppe instantanément dans mes mouvements.
— Mais... Mais qu’est-ce que...
Mon regard se fixe sur dos. Il me lance un regard au-dessus de son épaule, puis m’adresse un nouveau sourire, avant de commencer à uriner. Ma bouche s’entrouvre en même temps que mes yeux s’écarquillent. Il ne va pas vraiment...
— Mais vous... Vous êtes vraiment...
— T'inquiète pas. Je ne suis pas pudique.
J’ai l’impression que ma mâchoire va se décrocher. Est-il vraiment en train de pisser, à deux mètres de moi ? Je serre les dents et m’attelle à rapidement boutonner ma veste, presque jusqu’à mon menton. Aucune chance qu’il puisse encore avoir accès à un seul centimètre de ma peau. Je n’attends d’ailleurs pas d’en voir plus. Je m’empare de mon chemisier trempé et me précipite vers la porte pour quitter le ridicule de cette situation.
Mais le mec apparaît et s’interpose entre mon corps et le battant. Je recule d’un pas, déglutis puis fronce les sourcils. A quoi il joue, au juste ?
— T’es toujours aussi stressée ou t'es juste troublée par ma présence ?
Il ponctue son intervention d’un sourire tandis qu’il détaille ma tenue de fortune. Lorsqu’il s’arrête sur mes collants, il se racle la gorge puis reporte ses yeux sombres sur mon visage, plus sérieux.
— Poussez-vous, grogné-je en faisant un pas vers l’avant.
Plus proche désormais, je laisse involontairement son odeur brute et masculine s’insinuer dans mes narines. Pour une raison que j’ignore, elle me colle un frisson tout le long de l’échine. Je suis si près de lui, maintenant, que je suis obligée de lever le menton pour le regarder. Il ne le sait pas encore, mais je suis prête à me battre pour sortir de cette pièce, s’il le faut.
— Tu viens pour le concert ?
Je le dévisage quelques secondes, comme si ce qu’il venait de demander était la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue.
— J’aimerais passer.
— Tu n’as pas répondu, poursuit-il en continuant à me barrer le passage.
— Poussez-vous, je suis pressée.
Je prends une inspiration, puis détourne le regard. Soutenir le sien à quelque chose de déstabilisant. Vu mon état, je sais que je ne garderai pas la face très longtemps.
— S’il vous plait, ajouté-je finalement.
Il s’écarte juste assez pour me laisser passer, si bien que je suis obligée de faire se frôler nos vêtements pour m’extraire de la pièce. Je presse ensuite le pas, sans me retourner. L’aura de ce mec est perturbante. Je n’avais vu des yeux aussi foncés. J’atteins la porte de la salle de réunion en quelques enjambées supplémentaires, mais je sens que son regard est toujours fixé sur mon dos. Et alors que je pose la main sur la poignée, sa voix retentit dans le grand couloir qui la fait résonner.
— Puisque tu sembles aimer te défringuer en public, tu devrais venir, ce soir. Je suis sûr que les musiciens aimeraient recevoir ce joli soutien-gorge.
Je ferme les yeux, mes doigts se crispant sur le métal froid. J’ose un regard vers le réceptionniste qui hausse les sourcils, puis sur une petite vieille aux vêtements trop colorés qui arbore une expression offusquée. Je me tourne alors finalement vers le brun en fronçant les sourcils.
— Et vous, vous devriez vous laver les mains après avoir pissé.
Puis, je claque la porte derrière moi après l’avoir passée. Je m’adosse au battant quelques secondes, le souffle court, sous les regards interrogatifs des clients et de cet abruti de traiteur.
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Trouble Game
RomansaN''assumant pas ses troubles anxieux et compulsifs, Marcy peine à jouer selon ses propres règles. Au fil des années, son petit ami s'est peu à peu mis à prendre toutes les décisions à sa place, jusqu'à complètement enterrer sa personnalité. Lorsqu'...