Spoiled

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Comment le fait de se fier au niveau ambiant empêche de produire le meilleur et nous confronte à un manquement par la suite. Je peux produire 100, mais pourquoi le faire ? Je me limiterai à 35, puisque tout le monde est à 30.

Je vais vous raconter l'histoire d'un de mes vieux camarades de classe. Il s'appelait Estéban. Estéban était quelqu'un de talentueux ; de très talentueux ; et c'est peu de le dire. Nous nous sommes rencontrés le deuxième jour de la rentrée scolaire, en classe de première. Le premier jour, il était absent. Pendant les cours, il avait toujours l'air concentré ; mais son regard le trahissait : il était vide. Il avait beau fixer le tableau blanchi par les calculs compliqués que l'enseignant nous exposait, il était clairement ailleurs. Et cela ne valait pas que pour le cours de mathématiques.
                Chaque fois que j'arrivais en salle de classe, il était déjà là, plongé dans les livres. C'était captivant. Dans notre établissement, les étudiants pouvaient arriver très tôt. Même à cinq heures, l'accès ne nous était pas refusé. Et chaque fois que je le voyais, le matin, assis vers le centre de la classe en train de feindre d'étudier, je ne pouvais m'empêcher de remarquer que les rayons jaunis que diffusaient les ampoules électriques lui donnaient un aspect mélancolique. Mais honnêtement…, je dois bien avouer que ça m'agaçait. Je devais être la meilleure de ma salle cette année-là. Je devais obtenir la bourse réservée au premier.
               Mais, malgré tout, face à lui, je me sentais toujours instinctivement inférieure. Comme si…il était évident que je n'aurais jamais l'ombre d'une chance de décrocher la première place.
               Vous allez rire. Voyez-vous, bien que pour une raison ou une autre j'étais liée par une sorte de complexe d'infériorité, Estéban ne faisait jamais preuve d'une compétence extraordinaire. Il n'était pas mauvais. Bien au contraire. Il était doué, toujours parmi les meilleurs.           Je lui étais supérieure sur le papier. Et pourtant, je sentais qu'il y avait quelque chose qui clochait.
              « Estéban, lui adressai-je un jour la parole ». Honnêtement, je ne savais pas trop quoi lui dire. J'avais juste envie de le démystifier. Lorsque son regard vide mais profond se posa sur moi, je sentis comme un électrochoc me traverser le corps. Vous savez, il avait ce regard qu'arborent souvent les personnes qui ne vous avaient jamais remarqué auparavant. Mais si seulement ce n'était que ça !
                Ce soir-là, je me sentais comme sur le point de me faire tuer par le plus effroyable des prédateurs. Du moins, s'il venait à se réveiller, on ne ferait plus que parler de moi à l'imparfait. Vous allez trouver que je me répète ; mais c'était limpide : s'il daignait enfin véritablement lire les lignes des livres qu'il était toujours en train de regarder, il emporterait la bourse d'étude pour laquelle je me donnais déjà une peine folle. Après avoir perçu dans ses yeux un tel potentiel, et qu'il m'ait inspiré une pareille frayeur, je fus prise de court par les paroles qu'à son tour il m'adressa.
               « Bonsoir Élisabeth. »
               C'en était trop. Je ne pouvais pas le supporter.
               « Hypocrite ! » lui hurlai-je frénétiquement. Je crois me souvenir qu'il afficha de l'étonnement et de l'incompréhension du fait  de ma réaction. Mais moi, j'avais les mains moites, j'étais haletante, et je suffoquais presque. Il y avait encore des étudiants dans la salle. Après ma marque d'hystérie, tous les regards étaient sur moi. J'avais des vertiges. Il faut dire que c'était la première fois qu'une conversation de moins d'un quart de minute me mettait dans un état pareil. Et comme comprenant mon sentiment, il me sembla que mon cerveau me rendit sourde l'espace d'un moment, juste le temps que je sorte de la salle en courant. Cette soirée fut peut-être la pire de mon cursus au secondaire. Tout ce que je faisais était désastreux. Je ne comprenais pas ce que j'étudiais, je renversais les casseroles dans la cuisine, et je fis des cauchemars toute la nuit.
               Le jour venu, j'avais une mine affreuse. On aurait facilement dit une ivrogne, tellement ma tête s'apparentait à une gueule de bois ; pourtant, je ne bois jamais. Mais qu'importait. Il fallait que j'aille à l'école. Je ne pouvais pas sécher pour un malaise si mineur. C'est ainsi qu'à peine à l'heure, j'arrivai en cours. Je n'étais pas en retard. J'avais même une demi-heure d'avance. Pourtant, cela suffit pour faire tilt dans la tête de mes camarades, et leur signaler ma mine affreuse. Mes amis se précipitèrent pour s'enquérir de mon état. Mais moi, mon regard était braqué sur une seule personne ; et cela ne passa pas inaperçu. La mémoire de tous ceux qui étaient présents la veille lors de mon piquage de crise fut ravivée ; et regards et murmures, et même des paroles accusatrices, sans fondement véritable, commencèrent à être dirigées vers Estéban. Cela me déchira davantage le cœur : ma fierté venait d'en prendre un sacré coup : la veille,  il lui suffit d’un regard exigeant s’une parole, pour aujourd’hui me voler toute attention. Il fallait que j'arrête ça.
               « S'il vous plaît, arrêtez !! », protestai-je avec force. Heureusement, l'enseignant venait d'entrer pour laisser ses effets en salle avant le début du cours. Seulement, ce cours fut très long pour moi.
               Le soir, il pleuvait. C'était la fin des cours. J'avais insisté pour que mes amies me laissent rentrer toute seule. Mais, à ce moment-là, il ne pleuvait pas encore. Je le regrettai presque ; car je n'avais pas de parapluie. À quelques mètres du portail de notre établissement, j'étais abritée à l'entrée du bâtiment de cours, regardant la pluie tomber. Mais, je voulais surtout parler à Estéban. Il fallait que je le confronte, malgré ce qu'il m'inspirait. Je ne pouvais pas juste fuir. Alors, je l'attendis. Lui, il avait un parapluie. Il finit par me trouver plantée devant les escaliers ; mais après avoir pris son parapluie, il commença à partir sans même m'adresser un mot. Je ne l'aurais pas cru si snob.
               Cela dit, réflexion faite, cela n'avait rien de surprenant. Je l'interpellai cependant avant qu'il ne fût trop loin. « Estéban, attends… ! » Il s'arrêta et se retourna. D'un coup, mon cœur jusque-là calme se mit à résonner comme une batterie de musique. Mais il fallait que je lui dise : « Estéban, je te défie ! Sois mon rival !» Étrangement, je prononçai ces mots avec sérénité, malgré l'agitation intérieure. Mais après les avoir énoncés, je me trouvai véritablement calme ; comme si un poids m'avait été ôté. Puis…, le tonnerre ! Tout aussi étrangement, Estéban accepta d'être mon rival.
               Enfin. J'allais enfin pouvoir l'affronter et le battre en tout honneur. C'est du moins ce que je pensais. Après cette soirée, nous ne nous parlions plus que pour comparer nos notes et performances, tant purement académiques que sociales. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque je me rendis compte qu'il se moquait de moi !? Bien sûr, comme je m'y attendais, bien que j'eusse tout le mal du monde à l'accepter, il me surpassait. Cela dit, il m'était seulement de peu supérieur. Il avait fini par accéder à la première place ; seulement, il ne se donnait toujours pas à fond. Honnêtement, ça m'énervait, et j'avais l'impression de ne rien valoir. Je ne pouvais pas le supporter ; il fallait qu'il s'explique. Alors, après les cours, je me précipitai furieusement pour lui en toucher deux mots.
               « Estéban, explique-toi ! »
               Il était clairement choqué par mon comportement. Mais tant pis : il ne pouvait pas juste faire semblant ; comme si c'était normal de se comporter comme il le faisait. Bizarrement,  je perdais quasi toujours mon sang froid face à lui.
              « Qu'est-ce que tu me veux encore ? »
              Est-ce exagéré de dire que sa réponse et son ton stoïque m'ont fait incroyablement mal au cœur ? J'avais de la peine pour lui, à vrai dire. Mais en même temps, j'étais énervée. Mais je réussis à garder mon calme.
                « Dis-moi, commençai-je. Pourquoi est-ce que tu ne te donnes pas à fond ? »
               Face à son silence interrogatif qui me donnait l'impression d'être stupide, je ne pus m'empêcher d'être irritée et de frapper la table de mon poing.
               « Je te demande pourquoi tu joues la comédie, alors que nous étions censés nous affronter ?! Ça t'amuse de te comporter comme tu le fais, c'est ça ? »
               Son silence m'énervait de plus en plus ! Je le saisis alors par le col de sa chemise et criai : « Réponds, bon sang ! Tu ne me trouves pas à la hauteur, c'est ça ! » Je commençais à avoir mal à la gorge et je me mis à transpirer légèrement. Fatiguée et frustrée,  je ne dis plus rien. Voyant que je me tus enfin, il prit la parole.
               « Je ne vois pas de quoi tu parles. »
               Il m'expliqua posément que la prétendue cause de ma réaction était sans fondement. En effet, selon son raisonnement, s'il ne s'était pas donné sérieusement dans notre duel, il n'aurait pas pris la première place. Sa réponse me dégoûta. Pourquoi ? C'est simple : il mentait.
               (…)
               Bonjour, moi c'est Théophile. Par rapport à ce qui précède, je tiens à ajouter qu'un jour, lors de la pause déjeuner, Estéban m'avait confié que « le monde était facile d'accès » et que « c'est casse-tête de vouloir faire plus que nécessaire, puisqu'on peut sortir du lot en faisant peu , de toute façon ».
               Je n'avais pas compris lorsqu'il l'avait dit. Mais finalement, je pense avoir compris ce qu'il voulait dire : pourquoi se donnerait-il la peine de faire des efforts incroyables alors qu'il peut vivre heureux en se limitant au niveau de la plupart des gens ? Je peux comprendre son point de vue. Après tout, personne ne veut se donner plus de mal qu'il n'en faut. Mais aujourd'hui, je me demande aussi comment sommes-nous censés savoir quelle quantité d'effort nous devons fournir ? Si vous voulez mon avis, il aurait dû se donner à cent pour cent pour exploiter son potentiel.
               En fait, une fois nos années de lycée terminées, nous nous sommes séparés, et nous avons dû chacun s’ occuper de sa vie. La plupart de mes camarades et moi-même étions restés dans notre pays d'origine pour construire notre bonheur. Mais Estéban, lui, avait fini par voyager. Contrairement à nous autres, il n'avait pas encore décidé de ce qu'il voulait faire dans sa vie. Étant donné que nous avions gardé contact lui et moi, il m'avait informé de sa décision plus tard. Il avait décidé d'occuper une haute fonction aux Nations Unies. Il aurait pu être président d'une grande république… ; il aurait pu emmener notre pays à être une grande république, et nous sauver de la tragédie que nous avons dû subir à cause de son échec, peut-être.
               (…)
               Bonjour. Je m'appelle Ember Emerson.
               Vous savez, moi aussi je l'ai connu. Nous étions collègues de travail. Estéban était souvent quelqu'un de joyeux. Cependant, je pense aujourd'hui que c'était peut-être une façade. Mais en fait, nous n'en saurons peut-être jamais rien. Tout ce que je sais, c'est que j'ai vu cet homme pourtant plein de vie à ses débuts, tomber dans la dépression et le désespoir, peu à peu. Estéban avait un rêve. Et à vrai dire, cela était peut-être plus qu'un rêve. Selon ses dires, il le sentait « comme un devoir d'accomplissement ». Mais il n'y parvint pas. Il faut dire que chez nous, la concurrence est féroce ; et on n'a pas forcément le temps de s'épauler entre collègues. Je m'en veux un peu, à vrai dire. Je l'aimais bien ; mais il a fini par perdre son travail. Il n'avait pas assez de compétences. Nul n'avait de temps pour l'aider à se mettre au niveau. Sans vouloir me vanter, chez nous, nous ne gardons que l'élite ; et je pèse mes mots.
               (…)
               Oui, c'est vrai. Comme l'a dit Théophile, chez nous, c'est la méritocratie qui prime. Estéban avait beau être celui qu'il était, je ne peux pas vraiment le plaindre. N'allez pas croire que je suis insensible à son sort. Après tout, il nous instruit. Ah, j'ai failli oublier de vous donner mon nom : Steven Mack, pour vous servir.
              J'ai mené ma petite enquête à son sujet. À terme, j'ai découvert qu'Estéban venait d'un coin reculé à l'autre bout du monde. Lorsque je l'ai découvert, je me suis dit que sa médiocrité n'avait rien d'étonnant. Mais lorsque je tombai sur les résultats de son test de QI, je fus surpris de devoir lui associer 182 points. Pour vous faire une représentation, le quotient intellectuel moyen est situé entre 90 et 110 points. Moi-même, j'avais seulement 130 points de QI. Et bien que mon incompréhension fût de plus en plus grande, je commençai à comprendre lorsque j'entendis le témoignage de ses camarades de collège, dont Mme Élisabeth Adams, qui me certifiait que son camarade était manifestement un génie.
               Cependant, il ne s'impliquait jamais vraiment. J'entrepris, pour vérifier une hypothèse, de faire passer un test de QI à soixante-dix camarades de collège de M. Estéban. Et devinez quoi... Ils étaient tous dans la moyenne. Verdict ? Estéban, si intelligent et paradoxalement si stupide, avait décidé de se fier au niveau ambiant, au lieu de chercher à exploiter tout son potentiel. Mais,  s'il n'y avait que son intelligence ! M. Estéban possédait aussi une bibliothèque fournie de tout ce dont il avait besoin pour se remplir de connaissances nécessaires. Mais tout ça pour quoi ?
               Le 15 décembre, le tribunal de grande instance rendit son jugement. Mme Nava fut condamnée à 15 ans de prison avec sursis, pour le meurtre de M. Estéban Longris.
               Pourquoi cela est arrivé ? Je vais vous le dire.
               Si l'on se fie aux témoignages de témoins oculaires qui le connaissaient bien, M. Estéban était dépressif. Il n'arrivait pas à suivre le rythme. Lorsqu'il fut limogé, son état s'aggrava. Vu qu'il est décédé dans un accident de la circulation après s'être enivré plus que de raison, nous ne saurons peut-être jamais ce qui se passait véritablement dans sa tête. Mais tout porte à croire, lorsque nous écoutons les témoignages et consultons ses correspondances avec sa jeune camarade Élisabeth, qu'il eut des regrets, comme en témoigne cet extrait :
               « Ma chère Élisabeth, il semblerait que là où je me trouve, l'endroit soit très différent de notre campagne du bout du monde. Ce que je veux dire, c'est que, tandis que du temps de notre collège, mes résultats me valaient de trôner à la première place en tant qu'élève et citoyen ayant les meilleurs résultats et l'impact le plus grand socialement parlant, ici, ces compétences sont moindres et tout à fait risibles. Les gens de notre village étaient sensibles à peu de choses, et il ne fallait pas beaucoup pour les contenter. Au final, je ne me serais jamais vraiment donné pour eux, alors qu'eux donnaient vraiment le meilleur. Étant donné que mes compétences innées étaient de loin supérieures à la moyenne, je pouvais facilement duper les autres et feindre une réelle implication. Enfin, je pouvais duper les autres, sauf toi, j'imagine. Déjà en première, tu avais su lire en moi. Mais comprends-moi : tout me réussissait sans que j'aie besoin de véritablement m'engager.
               À Élisabeth de lui répondre :
               « Je vous l'avais bien fait remarquer lorsque nous travaillions encore ensemble au sein de l'administration de notre petite ville grandissante. Si seulement vous aviez daigné m'écouter et vous impliquer, votre vision préventive des dangers et des nécessités, doublée de votre potentiel intellectuel brut, aurait largement pu, avec l'aide de la population et de moi-même, nous dispenser de connaître aujourd'hui les multiples maux dont les catastrophes naturelles et quelques endémies qui viennent faire mourir nos pauvres gens, après leur avoir fait endurer une vie pathétique et sans répit. »
               Vous m'excuserez de vous adresser des paroles si acerbes. Mais comment pourrais-je ne pas vous en vouloir ? Vos abstentions nous coûtent beaucoup. Mais notre nation – dont vous êtes, de toute évidence, exclu du bas de votre égocentrisme - s'en sortira aujourd'hui.»
              C'est là un extrait du contenu de la dernière missive qu'Estéban reçut d'Élisabeth. Après ce message du 23 avril 2007, Estéban n'était plus du tout le même. Lui qui jusque-là essayait de sauver la face, se laissait complètement aller à l'alcool et à la malnutrition ; et même son appartement était tout à fait un nid à microbes. Il ne sortait plus aussi souvent.
               Mme Élisabeth nous confia même que dans une ultime lettre, dans laquelle il exprima son regret avec une écriture à peine reconnaissable qui laissait imaginer son état psychologique et son désappointement, il laissait préfigurer par des symboles et des références mystérieuses, la fin qui serait la sienne.
               C'est ainsi que, lorsque l'information de son décès dans un accident de la circulation lui parvint un mois plus tard, elle ne fut pas surprise outre mesure.
               Cela dit, « j'aurais préféré qu'au lieu de sombrer, il se ressaisisse et revienne nous prêter main forte », ajouta Élisabeth, dans une confidence.
               Finalement, s'il avait accepté d'exprimer tout son potentiel au risque de surpasser de loin ses pairs, il aurait pu être utile à sa terre d'origine et avoir une carrière grandiose à l'étranger, comme il le souhaitait. Mais, en fin de compte, c'est désabusé, qu'il finit écrasé par une automobile, sous les roues de laquelle il s'était peut-être volontairement jeté.
               Qu'en est-il aujourd'hui ?
FIN

Vita HominiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant