Chapitre 2

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5 840 aubes plus tard

J'escalade silencieusement la fenêtre, passant une jambe après l'autre par-dessus le rebord, puis je nage le plus discrètement possible jusqu'aux écuries.

— Kael ? je chuchote

— Bouh !

Je sursaute et retiens le cri qui me monte à la gorge. Je ne dois pas me faire prendre en dehors de ma chambre.

Tâchant de me souvenir des mouvements de combat appris, je lève la jambe, dépliant rapidement la pointe de mon pied, pour frapper la mâchoire de mon agresseur. Celui-ci devait avoir prévu le mouvement, car il se baisse juste à temps pour éviter mon pied et l'attrape avec sa main. Avant que je ne puisse lui faire lâcher prise, il me relâche et lève les mains en signe de soumission. Victorieuse, je prends le temps de détailler son visage et reconnais Kael, mon frère.

Lui et moi sommes opposés tel le nord et le sud, la nuit et le jour, la glace et le feu. Tandis qu'il a les cheveux d'un blond éclatant, se rapprochent plus du doré, les yeux verts, la peau légèrement bronzée, je suis pâle, mes cheveux presque blancs et mes yeux sont bleus. Rien ne nous fait croire que nous sommes de la même famille, car nos parents me ressemblent avec leurs yeux bleus éclatants. Pour tout dire, nous en avons douté maintes fois, même si Mère nous a toujours dit que nous étions frère et soeur.

— Je t'ai fait peur ? raille mon frère.

— Kael, je soupire. Tu as 6 570 aubes et tu t'amuses encore à me faire peur ?

— Nami, m'imite-t-il. Tu as 5 840 aubes et tu sors encore en douce de ta chambre ? Et pour ta gouverne, je n'ai que 6 569 aubes !

En chœur, nous explosons de rire. Nous avons beau être presque adulte, Kael en âge de devenir roi, il y a certaines choses qu'on aimerait ne jamais voir cesser.

— Aller Nana ! La balade ne va pas se faire toute seule.

On prends chacun son hippocampe et partons à toute allure vers les abysses.

L'océan n'est pas encore réveillé, il est trop tôt. Mais pour nous, c'est le moment idéal pour s'échapper en douce du royaume, sans devoir trainer de gardes dernière nous. Nous fonçons dans un endroit calme, là où on pourra s'amuser, loin de toute civilisation, puis revenir avant que les citoyens s'éveillent.

Cette fois-ci pourtant, Kael change de direction et nous entraine plus profondément dans les abysses. Alors que la lumière disparait peu à peu, laissant place à une obscurité grandissante, une ombre imposante se dresse au loin: l'Académie Abyssale.

Devant nous, à trois cent requins, se tient la seule académie de l'Atlantide. Là-bas, les Couleurs sont enseignées afin d'éviter de devenir des Monochromes. Généralement, nos pouvoirs se déclenchent à nos 6 570 aubes et parfois, 6 205. Dans cette période, l'académie recrute tous les jeunes Atlantes dont la Couleur vient d'être dévoilée. Lorsque la lune sera à son point culminant ce soir, Kael connaîtra sa véritable couleur. Tournant mon regard vers lui, je l'observe, tentant de savoir quelle couleur il sera. Ses yeux sont fixés sur l'école, l'avidité et l'impatience illuminant ses prunelles.

— Je me demande quelle sera ma Couleur, murmure-t-il. Comment est l'académie ? Et les profs ?

— Tu stresses ? je lui demande, compatissante

Entrer à l'Académie Abyssale est une épreuve: les élèves ne revoient leurs parents qu'à la fin des deux années d'apprentissage, pour éviter un accident avec les Couleurs mal maîtrisées.

— Oui, mais je suppose que ça ira mieux quand je m'y serai habitué. Et lorsque je reviendrai, je pourrai tout t'expliquer avant que tu y ailles.

Il me sourit, mais je vois qu'il voudrait ne jamais y aller. Le voir partir de la maison – du palais, plutôt – va être difficile, autant pour lui que pour moi.

Kael brise le silence qui s'était installé entre nous.

— On rentre ?

— Oui, avant que le royaume commence à se réveiller et qu'on se fasse prendre en dehors de nos chambres !

Nous retournons en silence au royaume, chacun perdu dans ses pensées. J'essaye d'imaginer comment sera ma vie sans mon frère. Plus de sorties matinales entre fraternel, personne pour me déranger alors que je vais me coucher, il ne sera plus là pour exaspérer nos parents. Quand il reviendra, sera-t-il différent ? Se souviendra-t-il de tous nos passe-temps ? Sera-t-il devenu plus mature, perdant ce côté enfantin qui l'anime chaque jour ? Quelle sera sa couleur ? Jaune, car il est toujours joyeux et vivant ? Ou Violet pour communiquer avec les esprits, comme lorsqu'il imagine des prophéties et des messages des Anciens lors de la guerre ? Bleu ne lui correspond pas et j'ai du mal à le voir en tant que Vert, mais peut-être que l'académie va vraiment le changer ? Je ne veux pas perdre Kael. Il est tout pour moi et sans lui, je ne sais pas quoi et comment faire.

C'est sur ses pensées que j'escalade le palais dans le sens inverse, jusqu'à ma chambre, puis je me blottis dans les draps, frais de mon absence, ressassant les souvenirs.

Malgré que j'étais parfaitement réveillée il y a quelques minutes, je sombre dans le sommeil. Un sommeil agité. Un sommeil rempli de cauchemars.

L'obscurité totale. Une paire d'yeux verts. On dirait ceux de Kael. Mais ces yeux-là ont quelque chose de malveillant. La personne s'approche, l'obscurité grandit. Quelque chose me serre la poitrine, j'ai du mal à respirer. Je tente d'inspirer, mais je suffoque de plus en plus. Des points noirs dansent devant mes yeux. Je ne peux quand même pas mourir dans un rêve, si ? Soudainement, une lumière vive s'alluma. La pression dans mes poumons retomba, je réussis à nouveau à respirer. La lumière s'intensifia encore. Tellement que la personne devant moi met une main drapée d'une cape devant ses yeux. Pourtant, moi, je ne ressens aucune douleur devant cette intensité lumineuse. Des murmures se firent entendre. De plus en plus nombreux, de plus en plus forts, de plus en plus proches de moi. D'abord incohérents, au fur et à mesure, une voix grave se démarque des autres, mais à travers la cacophonie, je ne perçois que des brides de mots.

— Argent... Douleur... Détruire... Tâche... Périront... Lumière... Noir...

Soudain, je me réveille en sursaut. Regardant autour de moi à la recherche de la personne aux yeux verts ou d'une quelconque lumière aveuglante, je me mets à penser que ce n'était qu'un rêve.

La porte de ma chambre s'ouvre et ma suivante entre dans la pièce. Étonnée qu'elle arrive si tard, je lui demande l'heure.

— Il est huit heures, Mademoiselle.

Huit heures ? Comment est-ce possible ? Je suis persuadée que mon rêve a duré au moins une heure, pourtant, cela fait à peine cinq minutes que je suis de retour dans ma chambre.

Je repense à mon rêve et aux mots que j'ai réussi à comprendre. Ils n'ont aucun sens, mais, je ne sais pourquoi, je sens que quelque chose ne va pas. Ce ne doit être qu'une impression, après tout, ce n'était pas réel.

Je m'installe à ma coiffeuse, ma suivante me démêlant les cheveux, mais me fige aussitôt en remarquant la marque rouge autour de mon cou.

Une trace de main.

Couleurs AbyssalesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant