1. Les fauteurs de troubles

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   Séoul abrite les restaurants les plus conviviaux, les quartiers les plus en vogue, les jeunes les plus apprêtés, mais aussi une moyenne de 58 décibels par jour.

Le regard perdu et la stature stoïque, Jeongguk fixait avec ennui l'entrée du métro à quelques mètres de lui. Cette entrée représentait l'obstacle quotidien de sa vie, celui qu'il devait franchir chaque jour pour se rendre au lycée. Les escaliers menant au métro étaient pour lui aussi infranchissables que les portes de l'enfer.

La différence a toujours été un obstacle entre deux individus. Mais cela n'est rien comparé aux nombreux obstacles que cette différence peut bâtir dans une vie. Pour Jeongguk, cette différence était d'autant plus troublante. Ses obstacles étaient similaires à ceux d'une personne sourde, bien qu'il ne le soit pas. On le qualifiait de malentendant, mais en réalité, c'était tout le contraire : il entendait, peut-être même trop bien. Cette situation le plaçait dans une situation délicate, incapable de s'identifier ni à ceux qui avaient un handicap, ni à ceux qui n'en avaient pas. Pour lui, le mot "handicap" était comme un antonyme. Comment pouvait-il s'identifier ainsi alors que son seul "problème" était d'entendre trop bien ? Voilà le paradoxe auquel il faisait face.

Ce paradoxe est devenu le socle de son existence. Ne sachant comment le résoudre, il a fini par accepter ce que les autres appelaient un handicap. Cet "handicap" faisait désormais partie intégrante de son identité. Jeongguk était un jeune homme introverti, aux cheveux foncés tombant en mèches sur son front, et il avait une connaissance inhabituelle du nombre de décibels que produisaient un métro et un aspirateur. D'ailleurs, ces deux-là émettent à peu près les mêmes décibels, entre 65 et 74.

Le monde, pour lui, n'était pas constitué de paysages ou de personnes, mais de chiffres : 100 décibels, 40 décibels. Un klaxon, un cri, un karaoké. Son monde était une compilation de bruits incessants.

"Un taxi... je vais être en retard...", marmonna-t-il en cherchant désespérément un taxi du regard.

"J'arrive, je te dis ! Je suis à cinq minutes en moto. Occupe le surveillant pour moi, ne laisse pas ce portail se fermer, c'est clair ?", s'écria un inconnu non loin.

Jeongguk se retourna vers le jeune homme dont la voix portait bien trop à son goût. Il le regarda avec un certain dédain, claquant sa langue contre son palais, légèrement agacé. Il ne supportait pas ce genre de personnes, qu'on qualifierait de peu discrètes. Puis son attitude changea brusquement lorsqu'il remarqua l'uniforme du garçon, identique au sien. L'inconnu s'approcha de lui, sortant la clé de sa moto. Les yeux de Jeongguk s'illuminèrent.

"Fais chier...", le jeune conducteur grinça des dents en démarrant son véhicule.

Jeongguk serra les mâchoires.

"Allez... merde", jura-t-il à son tour, regrettant de ne pas avoir le courage d'aborder l'inconnu pour lui demander de l'emmener. Trouver un taxi était une chose, mais arriver au lycée à l'heure en évitant les bouchons en était une autre. "Ex... excuse-moi... pardon !"

Surpris, le conducteur enleva un de ses écouteurs et plongea son regard dans celui de Jeongguk. Ses sourcils se détendirent, et il sembla plus serein, moins contrarié. Il remarqua comment Jeongguk jouait nerveusement avec ses cheveux noirs, qui brillaient sous le soleil. Un court silence s'installa entre eux, assez, pour le conducteur de la moto ait oublié la raison pour laquelle il était anxieux il y a quelques instants.

"Désolé de te déranger. Je suis nouveau au lycée, on a le même uniforme... je cherche un taxi mais—"

Jeongguk s'interrompit en entendant un soupir presque inaudible, mais qu'il capta malgré tout. C'était un don empoisonné, ce qu'il avait dans les oreilles. Il en déduit à ce soupir, qu'il le dérangeait lui qui était suffisamment agacé d'être en retard pour il ne savait quelle raison. Soudain, il recula d'un pas, surpris de voir contre toute attente le conducteur lui tendre un casque. Le noiraud le regarda incrédule, tandis qu'au gré du vent, ses cheveux l'empêchèrent de voir un moment, alors que ceux du conducteur, blond, fit de même, celui-ci attrapa ses cheveux d'une main afin de venir les basculer à l'arrière de son crane.

"Qu'est-ce que t'attends ?", demanda le jeune homme d'un ton agacé.

"Hum... ?", répondit Jeongguk, incertain de ce qu'il voulait dire.

"C'est pas vrai...", le garçon aux yeux en amande commençait à perdre patience.

Il se leva brusquement de sa moto, le casque toujours en main, et s'approcha de Jeongguk, légèrement plus petit de quelques centimètres. Il lui enfonça le casque sur la tête et l'attacha soigneusement, laissant Jeongguk de marbre face à cette soudaine proximité.

"On est déjà en retard, dépêche-toi de monter.", ordonna le plus grand.

72 décibels. Le bruit d'un moteur à deux roues, amplifié par les embouteillages... Jeongguk n'osa même pas compter. Le garçon auquel il était fermement accroché n'eut besoin que de cinq minutes pour atteindre le portail du lycée.
Quelques minutes supportables grâce à sa rapidité.

Il se sentit soulagé en voyant pour la première fois l'entrée de l'établissement. Il descendit de la moto aussitôt et rendit le casque au conducteur.

"Merci !", le remercia-t-il tout en posant son regard sur l'étiquette du conducteur, où il pouvait lire "Kim... Taehyung."

Taehyung inclina légèrement la tête sur la droite en observant Jeongguk courir vers le portail. Dans sa panique, il faillit bousculer un de ses amis, qui tentait péniblement de garder le portail ouvert en distrayant le surveillant, lequel hurla en voyant Jeongguk passer alors que ce dernier l'ignora. Taehyung ne put s'empêcher de pouffer de rire.

"Il ne m'a même pas attendu... Voilà ce qu'on récolte à vouloir être sympa."

Le torse bombé de façon frénétique, les cheveux noirs collés au front, Jeongguk n'était clairement pas dans son meilleur état pour rencontrer son professeur principal. Ce dernier le regarda puis soupira en voyant dans le couloir le surveillant accompagné de Kim Taehyung et Park Jimin. Deux élèves bien connu des professeurs et de leurs camarades.

"Si tu veux un conseil, Jeongguk, n'arrive jamais à la même heure que ces deux retardataires si tu veux passer une année sans souci."

Surpris par la remarque, Jeongguk resta silencieux et se retourna pour observer les deux garçons s'éloigner. Dès son premier jour, il venait de transgresser une règle essentielle : ne jamais être impliqué, d'une manière ou d'une autre, avec ces fauteurs de troubles.

Décibel » TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant