Chapitre 2 : Thélos | L'offre des Voyageurs

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L'avantage, quand on vous a ignoré toute votre vie, c'est que vous finissez par devenir invisible. Je pouvais me promener à travers le château comme bon me semblait, sans que quiconque ne s'en offusque. Personne ne prêtait vraiment attention à moi. Bien sûr les domestiques marquaient un semblant de respect en ma présence et c'était tant mieux. Après tout, j'étais un prince.

Aujourd'hui, c'était le premier vendredi du mois. Le jour où le conseil se réunissait au grand complet. Pour moi, c'était le meilleur jour du mois. Naturellement, je n'étais pas invité à ces réunions, mais cela ne m'empêchait pas d'en capter chaque mot. C'est là que circulaient les informations les plus brûlantes du royaume. Et en ces temps troublés, il était sage qu'un esprit lucide en soit témoin. Mais mon père s'entourait uniquement de gens qui ne le contredisaient jamais. Autant dire que le conseil n'avait guère de poids face aux décisions du roi. Il n'était là que pour la forme.

Lorsque j'étais enfant, j'avais eu tout le temps d'explorer le château dans ses moindres recoins. Aujourd'hui, je le connaissais aussi bien que mon propre corps. Il y a des années, j'avais découvert un conduit d'aération, suffisamment large pour qu'un homme puisse s'y glisser, derrière la salle du conseil. Depuis, j'y passais toutes mes matinées, les premiers vendredis de chaque mois. J'avais même apporté une chaise pour rendre l'attente plus confortable.

Je rejoignis mon point d'observation un peu avant l'arrivée des membres du conseil, pour éviter toute suspicion. Le métal du conduit résonnait sous mes mouvements malgré tous mes efforts pour être silencieux.

Ce matin-là, lorsque j'aperçus deux silhouettes déjà présentes dans la salle, je redoublais de précautions, avançant comme une ombre jusqu'à ma chaise. Un coup d'œil à travers la grille me confirma que cette réunion était informelle : les discussions les plus cruciales se tiennent souvent en dehors des séances officielles.

Mon intuition ne me trompait pas. Je ne distinguais pas clairement les visages, mais les voix étaient reconnaissables. Celles de mon père et de la Maîtresse des Artefacts. C'était rare que la matriarche des Quartz se rende au château, notais-je. Lentement, ils remontèrent la grande salle et s'installèrent à l'extrémité de la table en chêne. Je retiens ma respiration, tendant l'oreille pour ne rien perdre de leur conversation.

« Si les Voyageurs vous pressent de céder le trône, peut-être devrions-nous changer de stratégie, murmura la femme.

— Allons, Venicia, vous savez bien que si le Consertum n'était pas en phase avec nos ambitions, il nous aurait déjà demandé d'arrêter. Ce que nous faisons est pour le plus grand bien, c'est une mission qui nous dépasse !

La voix de mon père était empreinte de cette arrogance familière, celle qu'il réservait aux discours grandiloquents.

— Je ne remets pas en cause le bien-fondé de notre œuvre, Thorion, répondit-elle doucement. Mais je m'interroge : si les Voyageurs ne veulent plus de vous sur le trône et s'ils demandent le retour des Gardiens, les plus fervents protecteurs des sinviribus, c'est que quelque chose leur échappe.

Gardien. Ce nom, je ne l'avais pas entendu depuis des années. Je me penchai un peu plus, tendant l'oreille pour capter chaque mot.

— Ils n'ont pas seulement demandé que je cède le trône ! rétorqua mon père, agitant la main comme pour chasser une pensée dérangeante. Ils souhaitent que mon fils prenne ma succession, et vous savez combien Trevor est dévoué à notre cause.

— Il est indéniable qu'il a accompli un travail remarquable toutes ces années. Sans lui, nous n'en serions pas là.

Mon père se délecta du compliment. Son cher Trevor, adulé par Venicia Quartz, cela devait flatter son ego.

— Vous voyez ! Si le Consertum doutait du bien-fondé de nos actions, croyez-vous qu'il demanderait à mon fils de prendre ma succession ?

— Certes. Mais pourquoi alors exiger le retour des Gardiens ?

— Justement ! C'est une manière d'entériner notre projet. Avec l'héritière Gardien à ses côtés, Trevor sera intouchable, même face aux sinviribus !

— Vous avez sans doute raison... Répétez-moi exactement ce que les Voyageurs vous ont dit. Venicia insista, et mon père, agacé, céda néanmoins.

— "Votre règne touche à sa fin, et vous devez céder le trône à votre fils Trevor, le jour où il ramènera la princesse exilée dans notre Royaume." » répéta horion mécaniquement.

Je n'entendis pas la fin de leur échange car le bruit des fauteuils raclant le sol couvrit leurs voix. Mon père raccompagna Lady Quartz à l'entrée de la salle du conseil, puis retourna s'asseoir en bout de table.

À peine faut-il installé que l'une des lourdes tentures bleues accrochées au mur se souleva. Trevor. J'étais stupéfait. Il écoutait depuis le début.

« Je vois que tu as réécrit le message des Voyageurs à ta convenance, commença-t-il en prenant place à la droite de mon père. Ce dernier haussa les épaules, indifférent.

— Venicia n'a pas besoin de savoir que le Consertum a demandé que je cède le trône au premier de mes fils qui ramènera la princesse exilée, puisque c'est toi qui iras la chercher.

— Tu n'as pas peur que les Voyageurs te punissent pour ton mensonge ?

— Que pourrait bien faire cette bande de sages à moitié endormis ? Ils n'ont guère plus de pouvoir en ce royaume. Et puis, ils obtiendront ce qu'ils veulent : un héritier Éternel et une héritière Gardien sur le trône de Sabhail Uine », conclut mon père alors que la porte de la salle s'ouvrait sur les premiers conseillers.

Après avoir assisté à l'entièreté de la réunion, où le message du Consertum n'avait bien sûr pas été abordé, je retournai à mes appartements, encore sous le choc de ce que j'ai entendu. Ainsi, les Voyageurs voulaient que Thorion se retire du pouvoir... Ce n'était pas bon signe pour Sabhail Uine. Les dernières années de règne de mon père n'avaient apporté que plus d'injustice et de mécontentement dans le royaume. J'étais en partie soulagé de voir que je n'était pas le seul à vouloir mettre fin à l'emprise de mon père sur notre pays ; les Maîtres s'étaient enfin réveillés. Mais peut-être était-il déjà trop tard ? Surtout que Thorion semblait avoir trouvé un moyen de contourner la demande des Voyageurs. Je devais trouver une solution et la première étape était de me procurer une montre voyageuse.

Les gardiens des heures miroirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant