Chapitre 11 : Elisha | Bienvenue à Cog an Ama

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Comment connaissais-je le fonctionnement de la montre de voyage ? Je n'en avais aucune idée. C'était sûrement un écho lointain de mes origines Quartz, les créateurs de ce mécanisme mystérieux. Pour la première fois depuis longtemps, je ne ressentis pas ce frisson habituel en posant les yeux sur le cadran. Au contraire, j'étais irrésistiblement attirée par le mouvement des aiguilles, qui se mettaient à tourner de plus en plus vite. Dans ma chambre tout semblait s'accélérer. Les grains de poussière virevoltaient dans l'air à une vitesse folle, une mouche tapait frénétiquement contre la fenêtre, et l'ampoule grésillait au plafond. Mais je ne voyais plus rien de cela. Je sentais mon sang bouillir dans mes veines, les battements de mon cœur résonner avec une violence insoutenable, et j'avais l'impression d'entendre mes cellules se diviser.

Puis, la douleur me frappa, une sensation déchirante, comme si une lance me transperçait le cerveau. Tout devint noir.

Lorsque je rouvris les yeux, je me trouvais allongée sur un sol de pierre humide. Je peinais à me mettre à genoux et réalisais, avec un vertige saisissant, que j'étais au milieu d'une rue passante. Pourtant, tout autour de moi, les gens semblaient se mouvoir au ralenti, comme si la scène se déroulait à deux crans en dessous de la vitesse normale. Mais ce n'était pas eux qui allaient lentement, c'était moi qui allais trop vite. Mon corps, encore affolé par le voyage, fonctionnait en accéléré. Un passant, manifestement agacé par mon immobilité, me bouscula sans ménagement, pestant contre cette étrangère qui traînait au milieu de la rue. Ce contact sembla caler progressivement mon corps à leur rythme : j'avais atteint le méridien Sept.

Je me redressai sur des jambes encore tremblantes et pris une profonde inspiration. La grande artère pavée sur laquelle j'avais atterri était bondée, et tout indiquait que j'étais arrivée en pleine heure de pointe. Le ciel se teintait des couleurs de la fin de journée, annonçant l'imminence de la soirée. Je me faufilai sur le côté et m'effondrai dans le renfoncement d'une porte, à bout de forces. Il me fallu du temps pour assimiler cet environnement à la fois familier et lointain. La dernière fois que j'avais mis les pieds dans ce fuseau, je n'avais que huit ans. Pourtant, le décor qui s'étalait devant moi ne laissait aucun doute : j'étais à Cog an Ama, la capitale de mon méridien d'origine, nichée au cœur de la région de Righrean, dans le royaume de Sabhail Uine.

Cette ville, je l'aurais reconnue entre mille. Son architecture chaotique où les bâtiments s'empilaient les uns sur les autres dans un désordre joyeux, grimpait les flancs d'une colline dominée par le château des Éternels. Le contraste avec les rues bien ordonnées de la banlieue londonienne, où j'avais passé tant d'années, était saisissant. Au rez-de-chaussée, les échoppes aux façades multicolores s'alignaient encore sagement, leurs vitrines débordantes de trésors. Mais dès le deuxième étage, un enchevêtrement de structures en bois formait un puzzle d'habitations biscornues. Des ponts branlants reliaient les quartiers au-dessus des rues, permettant aux habitants de se déplacer sans toucher le sol. L'harmonie des styles était absente : là une tour de pierre aux verrières métalliques surgissait au milieu de cahutes envahies par le lierre ; ici une boutique flambant neuve côtoyait une bâtisse semblant venir d'un autre siècle. Plus loin, j'apercevais les rails dorés du métro aérien serpentant à travers la ville. L'ouvrage de métal rutilant contrastait de modernité dans le décor.

Enfin, mes yeux se posèrent sur le palais des Éternels. Ce château imposant, coiffé d'une verrière ressemblant à une cage à oiseaux, dominait Cog an Ama, symbole éclatant de la puissance de ses habitants. Mon ventre se noua à la pensée du prince Thélos et de ses projets de coup d'État. Des projets dans lesquels je m'étais embarquée un peu trop vite. Une vague de panique me submergea.

Je pris une profonde inspiration, tentant de me ressaisir. Il fallait d'abord que je trouve comment me rendre chez ma grand-tante, dans la demeure des Gardiens. En m'emparant de la montre de voyage, je n'avais rien planifié. Je ne savais même pas où elle m'emmènerait, si ce n'était dans ce fuseau. Heureusement, ma mémoire ne me faisait pas défaut. Petite, j'accompagnais souvent Madame Rupp, ma gouvernante, au centre-ville, et nous prenions le métro aérien. Je partis donc à la recherche de l'arrêt le plus proche, tentant de déchiffrer le plan affiché sur les panneaux.

Trois lignes quadrillaient la ville, mais je ne parvenais pas à retrouver la station qui m'intéressait.

« Vous cherchez quelque chose, ma p'tite dame ? lança une voix rauque derrière moi.

Je me retournai et découvris un mendiant, assis contre un mur. Il lui manquait la jambe droite et plusieurs dents.

— Je... Oui, je cherche à me rendre au Palais des Glaces, et j'étais persuadée qu'il y avait une station dédiée, répondis-je, hésitante.

— Oh, vous n'êtes pas venue ici depuis longtemps, vous ! s'exclama-t-il avec un sourire goguenard. Vous devez venir de bien loin, non ?

— On peut dire ça, oui, répondis-je, méfiante.

— P't'être que vous venez même pas de ce temps, hein ?

Le mendiant paraissait avide d'informations, flairant sans doute que je n'étais pas une passante ordinaire.

— Peut-être... dis-je, tentant d'éviter son regard, mal à l'aise.

— Forêt de Romanet, lâcha-t-il soudain.

— Pardon ? demandai-je, agacée par son insistance.

— La station que vous cherchez, c'est Forêt de Romanet. On parle plus beaucoup du Palais des Glaces... c'est la maison des Gardiens, et ils n'ont pas bien fini, marmonna-t-il avec un air triste.

Je me sentis soudain coupable de mon agacement. Ce vieil homme n'avait fait que m'aider. Je voulus lui donner une pièce, mais je n'avais rien sur moi.

— Merci, monsieur. Je suis désolée, je n'ai rien à vous donner...

— Vous m'avez déjà donné du temps. Y'a bien peu qui le font, » répondit-il avant de disparaître dans l'ombre.

Je m'engouffrai dans la station, suivant les panneaux vers ma destination. Devant les portiques à tickets, je sautai par-dessus, sous les regards désapprobateurs des passants. Je priai pour ne pas croiser de contrôleur ; sans papiers ni monnaie, je risquais de gros ennuis. Angoissée, je me tassai dans une cage d'ascenseur bondée. L'instant d'après, je me retrouvai sur le quai surplombant la ville. Un vent humide s'était levé, et je resserrai ma cape autour de mon cou, me remerciant de l'avoir prise. Non seulement elle me tenait chaud mais elle avait le mérite de me fondre dans la masse. Le style vestimentaire de Sabhail Uine était bien différent de la mode londonienne.

Le métro arriva, et je me frayai un chemin jusqu'à une place vide près de la fenêtre. J'espérais profiter du trajet pour observer le paysage, mais la vue disparut rapidement lorsque le train s'engouffra entre deux immeubles, si proches qu'il semblait passer dans leurs salons. Mes yeux accrochèrent une famille attablée, mangeant sous mes yeux ébahis.

Le métro s'arrêta au-dessus d'une place animée par un marché. En contrebas, des habitants dansaient au son d'un orchestre, éclairés par des bougies. L'atmosphère chaleureuse me réconforta un instant, et je me promis de revenir un jour explorer ce quartier. Puis, le train repartit, glissant sur ses rails dorés. Le château des Éternels s'éloignait peu à peu, signe que je me rapprochais de ma destination.

Les gardiens des heures miroirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant