Chapitre 1: Chuter

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Le soleil était haut dans le ciel cet après-midi-là, inondant la terrasse d'une lumière éclatante. Le doux parfum des fleurs se mêlait à l'air tiède, et on pouvait entendre les éclats de rires lointains des enfants jouant dans le parc voisin. Pour beaucoup, c'était une journée parfaite, une de celles où le temps semble suspendu, offrant une parenthèse de bonheur et de calme. Mais pour Oria, ce moment, comme tant d'autres, était teinté d'une anxiété sourde, presque imperceptible, mais omniprésente.

Assise seule sur une chaise en osier, les jambes croisées, Oria fixait son verre de limonade posé sur la petite table devant elle. Son esprit était ailleurs, pris dans un tourbillon incessant de pensées. Les autres autour d'elle semblaient si détendus, absorbés par l'instant présent, riant et bavardant sans se soucier de quoi que ce soit d'autre. Mais Oria, elle, ne parvenait jamais à lâcher prise.

Elle essayait. Chaque jour, elle faisait l'effort de se concentrer sur les petites joies de la vie : la chaleur du soleil sur sa peau, le goût sucré de la limonade, le vent léger qui soufflait doucement à travers ses cheveux. Mais à chaque instant, une voix intérieure lui murmurait que ce n'était jamais suffisant. Que peut-être, en se concentrant sur un détail, elle en manquait un autre. Que ce moment précis, cette journée particulière, était en train de filer sans qu'elle en profite vraiment.

L'anxiété d'Oria ne se manifestait pas de manière spectaculaire. Elle n'avait pas de crises de panique visibles, pas de battements de cœur désordonnés ou de sueurs froides.

Son angoisse était plus subtile, mais tout aussi dévorante. Elle se manifestait sous forme de pensées obsessionnelles, toujours tournées vers le même point : "Est-ce que je profite assez de ce moment ?"

Elle s'était souvent demandé pourquoi cette peur la rongeait autant. Peut-être que cela venait de cette idée omniprésente dans la société moderne, cette injonction à "vivre pleinement", à "saisir l'instant", à "être dans le moment présent". Oria avait l'impression qu'il y avait une pression constante pour capturer chaque seconde, pour en extraire le maximum de bonheur. Chaque minute devait être précieuse, chaque journée mémorable. Sinon, à quoi bon ?

Mais cette quête du présent parfait la paralysait. Plus elle tentait de savourer l'instant, plus elle avait l'impression de le laisser filer entre ses doigts. Comme si, en s'efforçant d'en profiter, elle en perdait l'essence même. Le simple fait d'essayer la coupait de la spontanéité de l'instant. C'était un paradoxe cruel : plus elle voulait être présente, moins elle se sentait vraiment là.

Ses amis ne comprenaient pas. Pour eux, Oria était souvent perçue comme quelqu'un de calme et posée, toujours à l'écoute, attentive à ce qui l'entourait. Ils la voyaient souvent sourire, participer aux discussions, mais ce qu'ils ne voyaient pas, c'était l'effort colossal que cela lui demandait. La façade qu'elle maintenait à tout moment. La fatigue mentale qui l'épuisait à force de se battre contre son propre esprit.

En observant le verre de limonade, Oria se demanda combien de temps encore elle pourrait tenir ainsi. Combien de journées ensoleillées pourrait-elle encore gâcher avec cette obsession de vouloir en profiter "assez". Parce qu'au fond, elle savait que c'était impossible. Il n'y avait pas de "assez". Chaque instant était unique, chaque émotion passagère. Et ce sentiment qu'elle chérissait un instant pouvait disparaître l'instant d'après, emporté par une nouvelle inquiétude.

— "Oria, tu viens ?"

La voix de Lina la sortit brusquement de ses pensées. Elle releva la tête pour voir son amie qui l'appelait, lui faisant signe de rejoindre les autres. Oria sourit, un sourire léger, presque forcé, et hocha la tête. Elle se leva, quittant son refuge mental pour retourner vers le groupe. Mais même en marchant vers ses amis, elle sentait cette sensation étouffante l'envelopper à nouveau.

Elle devait arrêter de penser, arrêter de se poser des questions. Elle devait juste... être. Mais comment fait-on cela ? Comment "être" simplement, sans s'interroger constamment sur ce que cela signifie ? Elle enviait ceux qui semblaient nager dans la vie sans se poser de questions, qui ne ressentaient pas cette peur de passer à côté. Ils vivaient, simplement. Oria, elle, observait toujours tout à travers un filtre de préoccupations.

Assise de nouveau parmi ses amis, elle les écoutait discuter d'une prochaine sortie, d'un nouveau restaurant à essayer en ville. Mais en arrière-plan, ses pensées continuaient leur chemin. "Est-ce que je vis ce moment comme il le faudrait ? Est-ce que je m'en souviendrai dans dix ans ? Est-ce que je fais assez attention à ces rires, à ces voix, à ces visages ?"

Elle ne voulait pas oublier. Elle ne voulait pas regarder en arrière et se dire qu'elle avait perdu des moments précieux en se laissant distraire par ses inquiétudes. Pourtant, c'était ce qui se passait, encore et encore.

Elle prit une inspiration profonde et essaya de se concentrer sur le bruit des vagues au loin. Un autre instant, une autre tentative de capturer ce qui semblait lui échapper constamment.

Peut-être qu'un jour, elle trouverait la paix. Peut-être qu'un jour, elle cesserait de courir après l'instant parfait et accepterait que ce qui est, est suffisant. Mais pour l'instant, elle continuait de se débattre avec ses pensées, espérant qu'à force de les affronter, elle finirait par les apaiser.

En silence, Oria serra les mains sur ses genoux, tentant une nouvelle fois de se convaincre que tout allait bien. Que ce moment n'avait pas besoin d'être plus ou moins que ce qu'il était.

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