Les sirènes des eaux troubles

Les Abysses Ne Libèrent Pas

Le silence se rompit brutalement.

Dès l’instant où Jacques s’assit sur le trône de corail, l’océan sembla se plier autour de lui, comme s’il venait de pénétrer dans le cœur même des abysses. La température chuta, et une ombre épaisse envahit la salle, déformant les contours du monde sous-marin. Les murmures, autrefois distants, éclatèrent en un crescendo assourdissant, des voix multiples et distordues, comme si des milliers d’âmes oubliées tentaient de s’exprimer en même temps. Une terreur indicible s’empara de lui, une sensation d’étouffement, comme si les ténèbres elles-mêmes essayaient de l’engloutir.

Les murs de la cathédrale sous-marine se mirent à trembler, des fissures apparaissant dans la pierre noire, libérant d’étranges éclats de lumière. Ces éclats s’étiraient et formaient des silhouettes indistinctes, des formes humanoïdes flottant autour de lui, leurs corps se tordant dans des postures grotesques. Leurs visages étaient lisses, sans traits, mais Jacques sentait leurs yeux invisibles fixés sur lui, perçant jusqu'à son âme.

Puis, l'une des silhouettes se détacha du groupe et s'avança lentement vers Jacques. À chaque pas, l’eau autour d’elle s’agitait comme si elle la refusait, mais la créature avançait malgré tout, impassible. Jacques, paralysé, la regarda approcher, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Il voulait se lever, fuir ce lieu maudit, mais son corps était figé, retenu par une force invisible.

La créature s'arrêta juste devant lui, et sans un mot, elle tendit une main éthérée vers son visage. Le contact était glacé, une brûlure qui traversa Jacques comme un éclair. Des images terrifiantes envahirent son esprit : des villes sous-marines en ruines, des rituels oubliés où des prêtres mutilaient leurs propres corps pour satisfaire les anciens dieux, des créatures monstrueuses nageant dans les abysses, leur chair décomposée, leurs cris déchirant les eaux sombres.

Une voix éclata alors dans sa tête, grave, profonde, plus ancienne que tout ce qu’il avait pu imaginer.

"Tu as osé t’asseoir sur le trône des dieux oubliés. Tu n'es plus Jacques. Tu es leur réceptacle, leur messager."

La perle noire, qui jusque-là n’était qu’un écho dans sa main, se mit à vibrer violemment. Elle irradiait une lumière sombre, presque liquide, qui se répandait dans la pièce. Jacques sentit son corps se convulser alors que cette énergie coulait en lui, remplaçant son sang, ses os, son âme. Chaque cellule de son être était arrachée, réarrangée, refondue dans une nouvelle forme. Il cria, mais aucun son ne sortit de sa gorge, étouffé par l'eau environnante.

Les silhouettes autour de lui se rapprochèrent, formant un cercle de spectres qui psalmodiaient en une langue ancienne, leur voix à la fois fascinante et horrifiante. Leurs mots résonnaient dans son esprit, forçant sa conscience à se soumettre à la volonté des abysses.

"Viens à nous, Jacques. Oublie l’homme que tu étais. Tu es maintenant un serviteur des profondeurs, un gardien du temple, un esclave des dieux qui sommeillent."

Soudain, un hurlement retentit dans la salle. Ce n’était pas le cri d’un homme, mais un rugissement, une explosion de fureur primordiale. Les silhouettes reculèrent, perturbées. Jacques ouvrit les yeux, mais ce qu'il vit n’était plus son reflet. Son visage, à travers l’eau sombre, avait changé. Sa peau, autrefois humaine, était désormais d’un gris bleuté, ses yeux irradiaient une lueur verte, lumineuse comme les créatures des abysses profondes. Ses mains, auparavant humaines, étaient maintenant griffues, fines, adaptées à ce nouveau monde.

La fille aux cheveux noirs apparut alors, plus tangible, plus réelle, mais son regard avait changé. Elle n’était plus une guide, ni une alliée. Elle était une sentinelle, une prisonnière des profondeurs qui avait elle aussi été façonnée par ces forces insaisissables.

« Tu comprends maintenant, Jacques. » Sa voix était glaciale, résonnant à travers l'eau comme un écho infini. « Tu n’es plus qu’un souvenir de toi-même. Les anciens t’ont pris ce que tu étais pour te remodeler à leur image.»

Un rire, déformé et cauchemardesque, résonna à travers la salle, semblant venir des murs eux-mêmes. Jacques se tourna vers l'origine du son, mais tout n’était que ténèbres, mouvantes et vivantes. Il sentait leur présence, immense, ancienne, insensée.

"Nous t’avons façonné, Jacques, comme nous avons façonné d’autres avant toi. Le cycle ne finit jamais. La mer réclame toujours plus. Et toi, tu es à elle, pour l’éternité."

Une terreur viscérale le saisit. Les voix des abysses ne cessaient de l’assaillir, lui montrant des visions de ce qu’il allait devenir : une créature éternellement piégée dans les profondeurs, errant sans but, servant des dieux dont les ambitions dépassaient l'entendement humain.

Il verrait la folie de l’océan, les cauchemars des profondeurs se jouer de lui, jusqu’à ce qu’il oublie même qu’il ait été un jour humain.Dans un ultime sursaut de volonté, Jacques tenta de lutter contre cette transformation, cherchant à retrouver la part de lui-même qui avait encore un lien avec le monde des vivants. Mais la perle noire, profondément ancrée dans sa chair, pulsait de plus en plus fort, forçant son esprit à plonger plus profondément dans l’abîme.

Et alors que les ténèbres l'enveloppaient complètement, que les spectres tournaient autour de lui dans une danse macabre, Jacques comprit la vérité la plus terrifiante de toutes : il était devenu l’un des leurs, un gardien des abysses, condamné à veiller pour l’éternité sur des secrets qui ne devaient jamais être révélés. Et à chaque seconde qui passait, l’homme qu’il avait été s’effaçait un peu plus, jusqu’à disparaître complètement dans l’immensité des profondeurs.

Les abysses ne libéraient jamais leurs captifs.