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Iliyan

Et comme d'habitude, en arrivant devant la porte de chez moi, je prends une grande inspiration. Mes épaules se raidissent, comme si je me préparais à affronter un combat. Puis j'expire lentement, espérant que cela suffira à calmer ce nœud dans mon estomac. C'est un rituel, un geste machinal, sans véritable effet. J'ouvre la porte d'entrée et franchis le seuil.

— C'est moi, je suis rentré, lançai-je en m'efforçant de garder une voix neutre.

Silence.

Comme d'habitude, aucune réponse. L'ignorance froide qui m'accueille chaque jour est presque plus douloureuse que les paroles dures ou les coups. Au moins, la violence a une fin. L'indifférence, elle, est sans limite, interminable. Je secoue la tête légèrement et monte les escaliers rapidement, espérant atteindre ma chambre avant qu'ils ne se rappellent de mon existence.

Mais, à peine ai-je mis un pied sur la première marche que la voix de mon géniteur retentit, me clouant sur place.

— Hé, petit ! Où tu crois aller comme ça ? On a faim, avec ton frère. Prépare-nous à manger !

"Petit". Il m'appelle comme ça, comme si je n'étais rien d'autre qu'un domestique. Comme si je n'étais pas son fils. Comme si ma simple existence lui était une corvée de plus.

Je m'arrête, pris entre l'envie de répondre et celle de fuir. Mon cœur bat fort dans ma poitrine, et une vague de fatigue me submerge.

— Mais... je viens d'arriver... je n'ai même pas eu le temps de...

— T'es sourd ou quoi ?! On a faim, je te dis ! se met-il à crier, coupant ma phrase sèchement.

Je baisse la tête, sentant mon visage se crisper sous la tension. J'ai envie de rétorquer, de lui dire que moi aussi j'existe, que moi aussi j'ai faim, que moi aussi je suis fatigué. Mais à quoi bon ? La dernière fois que j'ai osé parler, c'est un coup de poing qui m'a accueilli, et je me souviens encore de la douleur vive sur ma pommette. Alors, sans un mot, je me dirige vers la cuisine, les pas lourds.

Je commence à sortir les ingrédients d'un geste mécanique, presque automatique. Cuisiner est devenu mon quotidien depuis trois ans. Trois ans où chaque jour se ressemble. Trois ans où mon existence ne semble avoir qu'un seul but : répondre aux moindres demandes de mes géniteurs et de mon frère. J'ai appris à éviter les coups en m'exécutant sans discuter, en tentant de devenir invisible. Mais cette invisibilité, pourtant volontaire, me ronge à l'intérieur.

En manipulant les casseroles, mon esprit s'égare un instant. Je pense à Ethan, à son sourire sincère, à sa manière de me tenir fermement dans ses bras cet après-midi. Un instant, un tout petit moment, je m'étais senti humain, exister pour autre chose que cette corvée quotidienne. Mais cette pensée, aussi douce soit-elle, me ramène brutalement à la réalité. Le contraste entre la chaleur de son étreinte et la froideur de cette maison me serre la gorge.

Le bruit d'un verre qui se brise me fait sursauter. Je regarde autour de moi, les mains tremblantes, réalisant que j'ai laissé tomber un verre par terre. Je m'accroupis précipitamment pour ramasser les morceaux, priant pour que personne ne vienne voir ce qui s'est passé. Mon cœur bat à toute allure. Si mon géniteur ou Isaak découvre ça, je sais ce qui m'attend.

Les fragments de verre dans mes mains me rappellent l'état de ma vie. Fragile, brisé, éparpillé. Je ressens cette même sensation d'éclatement à l'intérieur de moi. Tout est en morceaux, et pourtant, je dois faire comme si tout tenait encore debout. Comme si je pouvais encore tenir. Mais la vérité, c'est que je suis épuisé. Terriblement épuisé.

Une voix me sort de mes pensées.

— Qu'est-ce que tu fous encore ? Ça prend une éternité ton truc, grogne Isaak depuis le salon.

Je serre les dents, ne prenant même plus la peine de répondre. Ils ne comprennent pas, ils ne comprendront jamais. Tout ce que je suis, c'est un esclave à leurs yeux. Et cela ne changera pas. Je finis de ramasser les morceaux et continue à préparer le dîner en silence. Mes mouvements sont lents, pesants, comme si mes bras étaient faits de plomb.

Une fois que tout est prêt, je dépose les plats sur la table du salon et m'éclipse discrètement, espérant éviter toute interaction supplémentaire. Ils ne me remercient jamais. Ils ne me regardent même pas. Mais ce soir, j'ai besoin d'être seul. Je monte dans ma chambre, referme la porte derrière moi et m'effondre sur mon lit.

Le silence, ici, est plus lourd encore que celui du salon. Il m'enveloppe comme une couverture froide, sans réconfort. Je me tourne sur le côté, mes yeux se posant sur mon téléphone. Je pourrais envoyer un message à Ethan. Lui dire que je suis épuisé, que je n'en peux plus. Mais je sais que je ne le ferai pas. Parce que, comme toujours, je lui mentirai. Et je ne veux pas que son regard sur moi change.

Je m'installe à mon bureau, les cahiers d'architecture devant moi. Je me plonge dans mes cours, essayant de noyer mon mal-être dans ces dessins, ces plans que je maîtrise à la perfection. C'est ironique. J'excelle en architecture, c'est un fait. Mais ce n'est pas ce que j'aurais voulu faire de ma vie. À la place, j'aurais préféré étudier le droit, devenir avocat, ou mieux, procureur. J'aurais voulu défendre des gens comme moi, des gens qui souffrent en silence, piégés dans leur propre vie. J'aurais voulu être quelqu'un capable de dire fièrement, devant n'importe qui, que j'avais survécu à la maltraitance infantile.

Pourquoi mon frère est-il le préféré ? Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi reçoit-il tous les égards tandis que je ne suis bon qu'à obéir et à me taire ?

Ces questions, je me les pose à chaque seconde, à chaque instant. Elles ne quittent jamais mon esprit. Elles sont là, toujours présentes, comme une plaie ouverte qui refuse de cicatriser. Elles me hantent, sans relâche.

Je me rappelle encore le jour où mon géniteur m'a dit que je n'étais qu'un accident. Il avait lâché cette phrase avec un mépris évident, comme si cela justifiait tout. Comme si cela expliquait la violence, la haine, le dédain. Mais pour moi, cette excuse est trop légère, trop facile. Dire que je ne suis qu'un accident, c'est presque risible, comme si cela pouvait effacer tout ce qu'ils m'ont fait subir. Ça, je ne l'accepterai jamais. Ça, je ne pourrai jamais m'y faire.

Je ferme mon cahier d'un coup sec. L'épuisement est là, pesant. Mais plus que tout, c'est cette sensation d'être pris au piège, d'être enfermé dans un destin qui n'est pas le mien, qui m'écrase. Je voudrais tellement tout arrêter. Tout quitter. Mais je sais que je ne le ferai pas. Pas encore.

***

Il est presque deux heures du matin, et comme d'habitude, le sommeil ne vient pas. Je suis allongé sur mon lit, fixant le plafond, écoutant le silence lourd de la maison. Mon esprit tourne en boucle, trop tourmenté pour s'éteindre. Je n'ai pas pu dénicher de somnifères ce soir, ceux que mes parents gardent précieusement sous clé dans leur chambre. Les somnifères sont mon seul moyen de m'endormir rapidement, sans que mes pensées ne m'engloutissent. Mais ce n'est pas toujours que j'arrive à en voler en douce, et je ne peux pas en acheter à la pharmacie sans ordonnance. Même à vingt et un ans, l'emprise de mon père me suit jusque-là. À cause de ses relations, il m'est interdit de franchir le seuil d'un hôpital ou d'une pharmacie sans avoir des répercussions derrière. Owen Maxwell, comptable dans une banque privée renommée, est influent ici à Londres, comme il l'était en Australie avant que nous ne déménagions. Mais derrière cette façade respectable, je le soupçonne de tremper dans des affaires louches. J'ai toujours ressenti qu'il cachait quelque chose...

LUCKYOù les histoires vivent. Découvrez maintenant