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Un large sourire illumina son visage. Ses yeux noisettes me happèrent alors entièrement. Délicatement, elle ajusta derrière mon oreille une mèche brune ayant échappé à ma queue-de-cheval, elle posa sa main sur ma joue rougie, et nos lèvres se rencontrèrent. Elles s'effleurèrent d'abord timidement, puis plus passionnément. Emportée dans mon élan, je la fis reculer contre la porte de la basilique et entourai sa tête de mes mains froides. Tout en continuant à m'embrasser, elle allongea un doigt de sa main libre pour le glisser dans la serrure de la basilique. Un clic retentit à l'instant où la porte se déverrouilla. Je détachai mes lèvres des siennes, haletante, pour observer l'entrebâillement. Elle me prit la main, et nous entrâmes furtivement.

Nous avançâmes entre les bancs de bois, nos pas résonnants contre les murs de pierre. Je levai les yeux vers la voûte qui s'élevait au-dessus de nous, grandiose, me sentant soudain écrasée par sa magnificence. La douceur des doigts d'Eleazal entre les miens continuait de faire battre mon cœur plus que je n'aurais voulu l'admettre. Je tâchai de ne pas oublier l'objet de notre présence en ces lieux et mon angoisse devint perceptible.

– Tout va bien, me rassura-t-elle.

– Tu réalises que j'ai une chance sur deux de crever ici ?

Elle secoua la tête.

– Continue d'agir naturellement, m'ordonna-t-elle. Il est là. Il nous observe depuis la terrasse de l'orgue.

Mes doigts, emprunts de terreur, se resserrèrent autour de ceux d'Eleazal. Depuis la nef centrale où nous nous trouvions, mon regard se perdit entre les piliers du chœur entourant l'autel. Dans notre dos, j'imaginais le démon nous guettant prêt à nous tailler en pièces. Combien de temps avant qu'il ne nous saute dessus ? Aurais-je l'opportunité de dégainer l'arme dissimulée sous ma veste ? Je me retins de l'empoigner afin d'éviter tout geste suspect et me cramponnai de plus belle à la paume d'Eleazal.

Soudain, un tentacule jaillit de son dos pour me propulser sur le côté, alors qu'une détonation retentissait. L'argent se planta dans les chairs de cet appendice supplémentaire qui venait de lui pousser et j'évitai de justesse la balle. Je heurtai un pilier, et m'écroulai au sol. Le souffle coupé, je vis à l'horizontal un groupe d'Agents armés pénétrer la nef centrale et encercler Eleazal. Comment nous avaient-ils retrouvées ? Les avais-je conduits jusqu'ici malgré moi ? Je n'aurais su le dire. Eleazal rétracta sa tentacule noire, laissant derrière elle un filet de sang pourpre. Alors, les balles fusèrent. Modulant son corps à volonté pour les éviter, Eleazal avançait vers les Agents pour les désarmer un à un à l'aide de ses multiples tentacules dorsales. Les robustes lianes noires se déployaient à présent tout autour d'elle, telles une arborescence frétillante, splendide et grotesque à la fois.

– Arrêtez ! hurlai-je en me relevant.

Mais personne ne m'écoutait. Je saisis alors d'une main un lourd banc qui pour moi ne pesait pas plus qu'une brindille, et m'imaginai le jeter sur une rangée d'Agents, les fauchant tous d'un coup. Malheureusement, la force surhumaine seule n'est pas d'une grande aide quand vous ne savez pas viser, comme je l'ai déjà établi au début de ce rapport. J'aurais bien sûr pu améliorer ma maitrise du lancer de banc d'église si seulement je m'étais entraînée avec rigueur pendant suffisamment longtemps, mais disons que cette activité n'avait pas fait partie de mes préoccupations ces dernières années. En conséquence, le banc atterrit non pas sur un groupe d'Agents, mais sur un seul d'entre eux, qui fut mis hors d'état de nuire. Mais avant que je puisse renouveler l'expérience, un épais tentacule s'enroula autour de moi, visqueux et froid, et je fus propulsée dans les airs.

– Arrête le démembreur ! s'exclama Eleazal. Il va s'enfuir !

J'atterris en roulant sur le parquet de la terrasse de l'orgue. J'entraperçus alors un démon difforme au corps rouge se précipiter vers un étroit escalier. L'adrénaline fusait dans mes veines. Je ne pouvais plus reculer. Je sortis mon revolver de son fourreau et fis feu. Mes balles d'argent ricochèrent contre le mur puis ma cible disparut à l'étage inférieur. Je m'engageai à sa poursuite pour me trouver bientôt face à l'orgue même. Le démon se tenait là, un sourire carnassier découvrant ses crocs acérés. Je tirai de nouveau, sans succès. Le monstre s'approcha sans mal de moi et me porta un coup. J'en lâchai mon revolver qui glissa au sol. Il m'agrippa par la gorge pour me plaquer contre le clavier de l'instrument, qui émit un son des plus lugubres.

– Tu es sacrément nulle pour une Agente toi ! ricana-t-il. Je comptais m'enfuir, mais je vais plutôt te découper en morceau.

Il tenta alors de m'arracher le bras gauche, mais fut un instant déstabilisé par ma résistance hors du commun. Je profitai de cette ouverture pour essayer de me dégager, en vain. Pris dans un jeu de force, nous ballotâmes d'un côté et de l'autre sur les touches de l'orgue, qui jouait désormais une grotesque symphonie. Des longs tuyaux en métal s'échappaient des accords dissonants emplissant la basilique, s'ajoutant aux détonations des revolvers à balles d'argent qui crépitaient en bas. L'horreur rouge difforme tira de plus belle sur mon bras, m'arrachant un cri malgré ma force. En un geste désespéré, je lui donnai un violent coup de tête qui l'envoya s'encastrer dans les pierres du mur à droite du clavecin. J'arrachai alors un tube d'étain, m'excusant intérieurement auprès du Sacré-Cœur, avant d'empaler le démembreur, le fixant au mur par la même occasion. Son corps sembla se relâcher, alors qu'il sombrait dans l'inconscience, une mare de sang vermillon à ses pieds. Je récupérai mon revolver pour lui tirer une balle dans la tête à bout portant. A cette distance, il eût été impossible de le rater, même avec une main aussi tremblante que la mienne. Je pressai lentement sur la détente, hésitante. Le coup partit, la balle se logea dans son crâne et le démon disparût dans un nuage de poussière, ne laissant aucune trace derrière lui.

Reprenant mon souffle, je prêtai de nouveau attention aux coups de feu qui sifflaient en bas. J'empruntai les escaliers, me hâtant de rejoindre Eleazal pour empêcher le massacre. Lorsque j'arrivai dans la nef centrale, la scène que je vis me glaça le sang. Tous les Agents avaient trouvé la mort, leurs corps gisant çà et là. Eleazal me regardait, debout, les yeux exorbités, ses tentacules dorsales figées autour d'elle en une parure macabre, un filet de sang lui coulant du coin des lèvres. C'est alors que je le vis. Derrière elle, se tenait un démembreur, dont le poing était plongé dans le poitrail d'Eleazal. 

Le Démon du Sacré-CœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant