Chapitre 4

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Je fais un pas. Mais non pas un pas vers l'avant. Je recule d'un pas, et puis, les jambes flageolantes, je descends finalement de la barrière. Je m'assoie alors par terre, pour reprendre mes esprits. Je suis comme en état de choc. Puis je m'effondre. Toutes mes émotions refoulées sortent en sanglots. Je pleure, je crie et je hurle toutes ces émotions, cette noirceur. Une fois que le calme est revenu plus ou moins dans ma tête, je me rends compte que je suis sensée être chez mon père depuis un bon bout de temps déjà. Je n'ai pas la moindre idée du temps qui s'est écoulé depuis ma sortie du métro. Je regarde mon téléphone, et je m'aperçois que j'ai une dizaine d'appels manqués de mon père et qu'effectivement je devrais être chez lui depuis presque quatre heures. Mais l'idée de retourner dans cet environnement étouffant, où chaque chose semble crier ton absence et mon chagrin me dégoute. C'est alors qu'une idée s'immisce dans mon cerveau : Adèle Clair, la psychologue au portefeuille perdu.

Sans trop réfléchir, je sors mon téléphone et compose son numéro. Sans surprise, je tombe à nouveau sur sa messagerie, mais cette fois, je laisse un message. « Bonjour, je m'appelle Elena. J'ai trouvé un portefeuille avec votre carte de visite à l'intérieur. Je pourrais vous le restituer demain matin si cela vous convient. Merci. » Puis je me ravise, je le supprime, je le refais et j'ajoute : « Et j'ai besoin d'aide, je crois, si vous êtes disponible pour discuter. » Les mains tremblantes, j'envoie le message avant de faire marche arrière. Je me mets ensuite en mouvement sans trop réfléchir, et arrivée à l'entrée d'un parc, je décide d'y pénétrer et je me laisse choir sur un banc pour essayer de mettre de l'ordre dans mes pensées. La pluie s'est arrêtée. J'ai l'impression de redescendre petit à petit sur terre. J'entends le bruit des voitures qui passent dans les flaques d'eau et éclaboussent le trottoir. Une femme passe devant moi, tenant la main à son fils. Un éclat de rire résonne dans l'air. Au loin, j'entends un chien qui jappe joyeusement. J'ai l'impression de sortir d'un brouillard. Tous les sons me paraissent plus distincts, comme si j'entendais pour la première fois. Je note pour la première fois depuis longtemps les couleurs autour de moi. Le vert éclatant, presque éblouissant de l'herbe sous mes pieds. Le rouge vif de la balançoire sur laquelle se balance une petite fille, dont le sourire illumine le doux visage. Le brun chaud, presque chocolaté du massif de marronniers qui se dresse devant moi. L'espoir bleu du ciel qui essaye de se frayer un passage parmi les nuages. Chaque chose autour de moi me parait soudainement comme plus à ma portée, je n'ai plus cette impression de ne voir et n'entendre qu'au travers d'un voile sombre obscurcissant chaque couleur et diminuant chaque son, comme si j'essayais d'entendre sous l'eau. Mon rythme cardiaque ralentit peu à peu, et je décide finalement de quand même me rendre chez mon père. Consultant mon téléphone portable, je constate que je suis à plus d'une heure de marche de chez lui. Mais tout plutôt que de reprendre les transports bruyants et oppressants, qui risqueraient de rompre le semblant de calme que je ressens pour la première fois depuis des mois. Je me mets en marche. Sur le trottoir, je m'apprête à croiser une femme d'une cinquantaine d'années, dont les talons hauts rythment sa démarche élégante d'un claquement régulier. Le turquoise de son tailleur de marque fait ressortir ses yeux maquillés d'un fard assorti. Je manque de m'étouffer de surprise lorsque je la surprends à me regarder avec un grand sourire en me croisant. Je ne me rappelle pas la dernière fois que l'on m'a souri dans la rue. A part les sourires des hommes qui n'en sont pas des vrais, je n'attire en général si ce n'est de l'indifférence, que de vagues regards froids ou emplis de pitié teintée de dégout, selon mon état du moment. Mais recevoir ce sourire chaleureux de cette inconnue à la jupe Armani me parait comme recevoir un compliment de ma mère. Impossible mais rêvé à de maintes reprises. Je continue de marcher, longeant à présent les allées d'immeubles familiers qui pleurent la monotonie de cette ville. Le moment presque euphorique du parc étant passé, le doute s'insinue petit à petit dans mes veines lorsque j'aperçois non loin le carrefour familier qui indique le début de mon quartier. A ma gauche, l'allée de tuyas habituellement mal taillée qui ne doit apparemment pas avoir changé de propriétaire. Je sens l'odeur habituelle de moteurs qui me donne subitement la nausée, venant du garage automobile quelques rues avant la maison. La peur, vicieuse, se fraie un chemin dans mon esprit. Tout et remit en doute. Et si c'était une erreur ? Et si c'était encore pire d'arriver comme ça, presque sept heures en retard et sans avoir répondu à aucun de ses appels ? J'hésite à tourner les talons et m'en aller, mais c'est là que je l'aperçois. Notre arbre. La nostalgie me frappe de plein fouet. Quand on faisait le concours de celui qui montait sur la plus haute branche. Je m'énervais car je ne gagnais jamais. Une fois, pourtant, j'avais gravi quelques branches de plus que toi, mais j'avais eu tellement peur que papa avait dû venir me rechercher avec une échelle. J'étais tellement vexée que pour une fois tu n'avais même pas osé te moquer de ma défaite. C'était la belle époque. Derrière ce même arbre, on se cachait pour lancer des boules de neiges aux voitures qui passaient. Chaque élément qui m'entoure fait ressurgir des souvenirs. C'est une sensation étrange. Pourtant, ce chemin, je l'ai refait des dizaines de fois depuis que tu n'es plus là. Mais c'était machinalement, comme si j'avais les yeux fermés, coincés derrière un voile qui m'empêchait de voir réellement. Je redécouvre ces rues marquées des souvenirs de mon enfance avec un regard nouveau. Chaque élément du paysage me frappe de souvenirs et d'émotions que je pensais avoir oubliés. Je me laisse transporter par ce décor à la fois familier et nouveau. Ce n'est que lorsque je me retrouve nez à nez avec un énorme massif d'hortensias que je me rends compte que je suis arrivée devant la maison. Le stress monte, sans que je sache vraiment pourquoi. Je pourrais simplement faire comme d'habitude, ignorer tout le monde et monter dans ma chambre sans un mot. Mais ce serait la voie de la facilité, comme d'habitude. Au fond, j'ai toujours fait ça, flotté en surface pour ignorer les problèmes, poussé toujours plus loin, enfoui le plus au fond possible toutes les choses que je ne veux pas regarder en face. Mais à force de cacher, de refouler, ça finit par exploser. Aujourd'hui, j'avais poussé si loin le bouchon que j'avais approché comme jamais auparavant l'explosion finale, la fin. Et si je faisais différemment, pour une fois ? Je fixe la porte blanche, maculée des petites gouttes de peinture bleue que tu avais faites en renversant le sceau que tu voulais utiliser pour repeindre le portail du jardin. Papa n'a sûrement pas eu le courage de la repeindre. La main tremblante, j'hésite devant la sonnette qui semble me mettre au défi de faire marche arrière. Je pourrais simplement utiliser mes clefs, entrer sans rien dire. Mais je veux qu'on vienne m'ouvrir, pour une fois. Je sonne, et les secondes qui suivent me paraissent être des heures. Finalement, j'entends des pas qui se rapprochent et le déclic familier de la serrure. La porte s'ouvre en grand, et je me retrouve nez à nez avec mon père qui manque de tomber des nues en me voyant. C'est vrai que je n'ai jamais actionné la sonnette, d'habitude c'est à peine s'il m'aperçoit, comprenant que je suis rentrée seulement au son caractéristique de ma porte qui se claque. Durant les quelques secondes où l'on ne dit rien, je prends le temps de l'observer. Je suis choquée à la vue de ce que je n'avais jamais pris la peine de regarder ces derniers mois. Il semble avoir pris quinze ans, le dos un peu voûté et semble amincit d'une dizaine de kilos. Il ne mange rien ou quoi, putain ? Et après c'est à moi que sa conne de copine fait des remarques sur mon poids. Je suis aussi marquée par son visage, dont la mâchoire arbore une barbe mal rasée, et ses yeux, qui sont soulignés de profonds cernes violacés, comme s'il n'avait pas dormi depuis des semaines. Il a l'air vieux, triste, et épuisé. Loin du père joyeux et enfantin que j'avais connu. Bordel, comment j'ai pu ne pas remarquer son état durant tous ces mois ?

Il ouvre la bouche pour parler, et je m'attends à un torrent de reproches sur mon absence, mais il dit simplement : « Je suis heureux que tu sois là. » Ces mots, leur simplicité, leur signification, me transpercent le cœur et me pousse à faire ce que je n'ai pas fait depuis des années. Je le prends dans mes bras, et j'éclate en sanglots. Il me serre contre lui et me caresse les cheveux, comme il avait l'habitude de le faire quand j'étais petite et que je me réfugiais vers lui après avoir fait un cauchemar. J'avais oublié la sensation que procure un câlin, ce sentiment de protection et d'amour qui te fait croire que rien ne pourra plus t'arriver. Je m'abandonne à cette étreinte, et ce n'est que lorsque je reçois une goutte salée sur la joue qui ne m'appartient pas que je me rends comptes que mon père pleure aussi. Je le serre plus fort, et nous restons de longues minutes agrippés dans cette étreinte à la fois si fragile et si forte, tels des naufragés sur un rocher qui nous empêcherait de nous noyer dans un océan agité. Quand nos sanglots se calment peu à peu, je relève le visage et je rencontre ses yeux, baignés de larmes mais apaisés, ces fameux yeux verts dont tu as hérité et pas moi, ces yeux dont j'étais jalouse et qui faisaient tourner la tête à toutes les jolies filles. Je suis celle qui finit par rompre le silence, mettant des mots sur ce qui est toujours resté muré dans le silence : « Papa, pourquoi on n'a jamais parlé d'Alessio, de ce qu'il s'est passé ? » Il ne répond pas tout de suite. Il me prend par la main, me fait asseoir sur le canapé, puis il se dirige vers la cuisine et se munit de deux tasses : « Chocolat chaud, avec supplément maxis marshmallows comme tu l'aimes ? » J'acquiesce en souriant à travers les larmes, reconnaissante de son clin d'œil à notre tradition, qui consistait à se poser sur le canapé munit de nos boissons réconfortantes préférées à chaque fois que l'on devait avoir une discussion importante. Lorsqu'il revient avec nos tasses, je suis prête. Prête à parler, à sortir de mon corps et de mon cœur ce poids du silence que je nous imposais. Il me regarde, me tends ma tasse et me dit doucement « Par où veux-tu commencer ? »

Vire sans toiWhere stories live. Discover now