𝔓𝔯𝔬𝔩𝔬𝔤𝔲𝔢

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Je déteste la danse autant que ma vie.

Cela fait deux minutes que je tiens mon arabesque, une minute que mes doigts de pieds hurlent et presque trente minute que l'entièreté de mes muscles me supplient une pause. Mes zygomatiques ne cessent de tressauter, ma salive me conjure de fermer les lèvres et je sens que ma tension chute, qu'une dizaine de secondes en plus et je m'écroulerais, inconscient sur le sol. Heureusement pour moi, la musique s'estompe et je peux reposer mon corps dans une stature plus confortable, non sans ravaler une toux sèche, celle que je me trimballe depuis une semaine.

Les applaudissements explosent, les félicitations fusent et des fleurs volent sur scène le temps que le rideau ne se ferme. Il est lent, trop lent, je suis aveuglé et épuisé. Je souhaite m'effondrer au sol, retrouver la terre ferme après ces deux heures de spectacle éreintantes.

Je ne sais pas à quoi ressemble mon public aujourd'hui, ma vision était trop brouillée pour que je puisse distinguer l'ombre d'un visage. Je serais obligé de mentir, encore, aux connaissances qui ont fait le déplacement pour venir me voir performer. Je ne saurais dire si la salle est remplie ou partiellement vide, mais les musiciens sont tous présents, eux. C'est Jean, mon entraîneur, qui nous l'a annoncé cinq minutes avant de monter sur scène.

Les deux rideaux se rejoignent et je tombe au sol au même moment où les personnes de l'ombre se précipitent vers nous pour nous «chouchouter». En vérité, elles accourent vers Estelle, ma partenaire, qui est le grand nom de notre affiche. Elles une minute top-chrono pour éponger nos fronts, fixer nos maquillages, nous ventiler, nous faire boire et disparaître. Pour ma part, c'est Sunoo, mon maquilleur en herbe qui me prend en charge. Il s'agenouille à côté de moi et me maintient droit pendant que je me prends des shots d'air purs dans le nez, il m'a apporté de l'oxygène. J'ai des problèmes de respiration depuis enfant, et me suis toujours battu pour que cet handicap ne soit pas un fardeau dans ma vie — ou plutôt celle de mes parents. Il m'enlève l'oxygène trente secondes plus tard pour que je puisse boire. Je vide la bouteille en moins de temps qu'il faut pour le dire, puis il me soulève maladroitement pour que je me remette en première position, les bras légèrement arrondies, puis il fuit de la scène quand les techniciens rouvrent les rideaux.

Ils sont plus rapide. Le public nous acclament de plus belle, vrillant mes tympans déjà douloureux et nos sourires illuminent la salle. Je croise le regard d'Estelle qui, de son égo surdimensionnée, ne me salue que par obligation puis me rejoins en pointe pour que nous saluions le public ensemble. Je jure que mes petits doigts de pieds ne sont plus intactes ! Par les années de douleur, d'expérience et de danse, j'arrive sans grand mal à cacher ma souffrance, et je m'écarte pour laisser la jeune femme récolter la gloire et les sifflements.

Lors de mes premières années de danse en tant que professionnel, j'aurais détesté être mis au second plan comme un vulgaire chiffon âgé et délaissé. Puis le temps est passé, et je sais que mes jours sont comptés. Alors je souris, je fais bonne figure et nous finissons la représentation comme il se doit. En beauté.

Dans les loges, je m'effondre auprès de Sable, Morphée et la Faucheuse, dans le coin de la pièce, attendant mon heure.






[PAS RELU]

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