Crystal.

Chapitre 9 : Regards vides

"Les yeux sont le miroir de l'âme."

-Pourquoi tu me regardes comme ça?

Aaron avait les yeux vitreux presque fantomatiques, comme si son âme était endormie ou s'était échappée de son enveloppe corporelle. Je reste coite devant lui.

-Pour rien, désolée, descendons manger.

Je mens. Mais je suis désarmée face à celui que je crois être mon meilleur ami. Tant qu'il ne redeviendra pas lui-même, je ne lui dirai rien. 

Il hausse des épaules et nous arrivons dans le réfectoire. Je ne le quitte pas d'une semelle et nous allons nous assoir à la table d'Eldon et des jumelles. Je regarde Aaron une nouvelle fois, pas d'amélioration. Je regarde alors les jumelles pour voir si elles constatent quelque chose mais rien, elles continuent de discuter. Mon regard se dirige ensuite vers Eldon et là mon corps se fige. Ses yeux, qui habituellement sont d'un vert pétillant, sont vitreux. Personne ne semble troublé par ce que je viens de voir. C'est alors qu'une partie de mon cerveau se débloque et je me rends compte du nombre de personnes, principalement les garçons, touchées par cet étrange phénomène à l'intérieur de la pièce. Je me demande alors si je deviens belle et bien folle. J'ai l'impression d'être dans mes fichus rêves farfelus. Ce soir-là je ne mange pratiquement rien, inquiète pour mes amis ou pour moi-même, dans les deux cas, il y a quelque chose qui ne va pas. 

En montant nous coucher, Alois nous propose à nouveau une soirée jeu. Il est bien l'un des seuls qui n'a pas les yeux vitreux. Mais quand j'y repense, il avait un drôle de regard à notre arrivée. Je refuse pour ma part, trop secouée par cette journée. Je me retrouve seule dans la chambre et le silence me fait du bien tandis que les autres se sont installés au salon pour la soirée. 

-Pourquoi tu ne viens pas jouer? 

Aaron est debout dans l'embrasure de la porte. Il fait trop sombre pour que je distingue l'état de ses yeux, alors je prends mes précautions en lui répondant.

-Je suis juste fatiguée, c'était une longue journée.

-Je peux?

Je hoche la tête affirmant qu'il pouvait entrer. Aaron est une force tranquille, il m'apaise donc sa présence ne me dérange pas. Il referme la porte derrière lui. Lorsque nos regards se croisent à nouveau, je constate que ses yeux sont tout à fait normaux. Je dois vraiment être épuisée, j'ai dû imaginer toute cette histoire.

-Crystal, il faut que je t'avoue un truc, me dit-il tout en s'asseyant sur le bord d'un lit. 

Je m'assois en tailleur sur le mien, prête à entendre ce qu'il avait à me dire.

-Bon déjà je voulais m'excuser d'avoir été absent, enfin pas moi-même, quelques temps...

Tout de suite, je me sens rassurée : il l'avait remarqué !

-Je sais que je n'ai pas été très présent ces derniers mois, continue-t-il. Et je sais que tu avais besoin de moi, mais... Je ne peux pas encore t'en parler. Mais sache que je n'ai jamais voulu cette distance. Il le fallait c'est tout. Et je voulais m'excuser à ce sujet. 

Ce n'est pas vraiment ce à quoi je m'attendais. Je pensais qu'il parlait de l'épisode de tout à l'heure mais en fait c'est sur ces derniers mois qu'il revient. En effet, Aaron et moi nous connaissons depuis un moment, nous étions encore des enfants, et en effet, il était peu présent l'année dernière. Ça avait été dur un moment, j'avais ressenti comme un vide mais je m'étais faite d'autres amis comme Alois ou Eldon et certains liens d'amitié n'ont fait que se renforcer comme avec Samson, les jumelles et Molly. Je sais qu'il me manquait cette part là de ma vie pour être complète mais je sais aussi qu'il m'avait dit que c'était pour le sport qu'il devait s'éloigner de l'école et des sorties entre potes. Il avait été repéré par un recruteur de triathlon en compétition et je lui souhaitais de tout mon cœur de réussir. 

-T'excuses pas pour ça. Je sais bien que tu avais besoin de temps pour te perfectionner.

-En fait..., hésite-t-il, je t'ai menti. Je ne peux pas te dire ce que j'ai fait l'année dernière, pas encore et c'est pour ça que je m'excuse. Mais je ne faisais pas que m'entraîner. Je voulais que tu le saches, j'ai longtemps hésité à t'en parler. Je ne t'ai jamais menti et je m'en veux de ne pas t'expliquer plus que ça mais j'avais vraiment besoin de te le dire, ça m'a travaillé toute la journée. 

Je reste un instant muette. Je ne lui en veux pas, mais qu'est-ce qui peut bien être un aussi grand secret au point qu'il puisse pas m'en parler? Je veux dire, on s'est toujours tout dit et même ces derniers jours, on parlait d'évènements sans queue ni tête, que pourrait-il y avoir de pire?

-Dis quelque chose, s'il te plait.

-Aaron... Je ne t'en veux pas le moins du monde. J'imagine que c'est quelque chose de très sérieux pour que tu ne puisses pas m'en parler. Je ne te soutirerai aucune info, et merci de me l'avoir avoué.

Il me sourit, soulagé que je sois si compréhensive.

-C'est pour ça que t'as l'air si fatigué ces derniers temps? Tu aurais dû m'en parler avant, je le réprimande. 

-J'avais peur de ta réaction sachant que je t'avais menti. 

Je lève les yeux au ciel et il rigole. Je lui fais signe d'approcher et il se met debout contre le mur en face de mon lit. Moi aussi je devais lui dire ce que j'ai vu tout à l'heure. 

-Moi aussi je dois te parler d'un truc, je ne pouvais pas vraiment avant que...

-Les gars, les gars !!! 

Samson surgit de nulle part en ouvrant la porte en trombe. 

-Venez vite il y a une baston en bas !!! Enfin de l'ambiance !

Une bagarre? Entre qui et qui? Aaron et moi nous regardons l'air grave et suivons Samson en courant jusque dans le réfectoire où tout le monde est rassemblé autour de deux têtes brunes. J'essaie de me faufiler pour voir de qui il s'agit mais impossible, je suis trop petite. Je décide de monter sur l'escalier pour tenter de les apercevoir quand j'entends "Allez Eldon!". Je suis surprise et continue mon chemin vers l'escalier quand Aaron me dit :

-C'est Eldon et Maxime, ils se battent vénères. 

-Mais qu'est-ce qui leur prend, on est plus au collège, je m'exclame.

Aaron se baisse pour me faire comprendre de monter sur son dos pour que je puisse voir la scène. C'est bien Eldon et Maxime (un garçon de l'autre classe, grand, blond et un air hautain, vous voyez le genre). Et c'est plutôt violent, comme si ils étaient sur un ring et que le vainqueur se verrait couvert d'or. Ils se parlent entre eux, mais il y a tellement de brouhaha que je n'entends pas un mot de ce qu'ils disent. J'essaie alors de lire sur leurs lèvres, rien non plus, mais c'est là qu'autre chose sur leurs visages ensanglantés attire mon regard : leurs yeux. Ils ont tous les deux les yeux vitreux. Je fais signe à Aaron pour qu'il me dépose au sol quand tout à coup une tête blonde s'avance en colère au milieu de la foule qui s'écarte. Une fois au sol, c'est le silence complet et je comprends : Hortense vient d'entrer dans la pièce, elle a dû entendre tout ce raffut. 

-Ça suffit les garçons.

-Apparemment, c'est à cause d'elle qu'ils se battaient, ils l'apprécient beaucoup tous les deux on dirait, nous souffle Alois. 

La bagarre se termine d'un seul coup et tout le monde se disperse sous l'ordre d'Hortense. Eldon est vraiment amoché avec un œil au beurre noir et un hématome à la tête. 

-Viens, Eldon, on va aller soigner tout ça, dit Hortense l'air grave.

Avant de s'en aller, Eldon se tourne vers nous le regard vide et le visage sans expression. Et j'aurais juré voir Hortense esquisser un sourire satisfait en regardant Maxime puis la salle, et reprendre ensuite son air grave et attentionné en emmenant Eldon. Et je comprends alors :

-C'est elle, c'est Hortense.