Juillet 1518. Une chaleur insoutenable accablait Strasbourg. Le soleil, haut dans le ciel, semblait brûler la terre, et l'air lourd et stagnant n'apportait aucun répit aux habitants. Les ruelles étaient presque désertes à cette heure de l'après-midi, seuls quelques marchands tentaient de vendre leurs maigres produits sur la place centrale. La famine avait déjà frappé durement la ville cette année, et les visages des villageois portaient les marques de la fatigue et du manque de nourriture.
C'est alors qu'un phénomène étrange survint. Frau Troffea, une femme d'une trentaine d'années, apparut soudainement au milieu de la place du marché. Les passants la regardèrent avec méfiance lorsqu'elle se mit à tourner sur elle-même, ses pieds nus frappant les pavés avec une force qui semblait disproportionnée. Ses bras se soulevaient dans l'air de manière désordonnée, comme si une force invisible les animait. Son visage, déformé par une expression étrange, ne montrait aucune trace de joie ou de folie apparente. Elle dansait.
Au début, les gens la regardèrent avec amusement. Certains pensaient qu'elle était ivre, d'autres murmurèrent des prières, pensant que la chaleur lui avait fait perdre la raison. Mais plus les minutes passaient, plus son corps semblait se mouvoir avec une frénésie incontrôlable. Frau Troffea ne s'arrêtait pas. Les passants commencèrent à reculer, certains s'éloignèrent rapidement de la place, un malaise grandissant dans leurs cœurs.
Des heures passèrent, et pourtant, elle dansait toujours.
Au coucher du soleil, la nouvelle de cette étrange danseuse se répandit dans toute la ville. Le lendemain, alors que le soleil se levait à peine, elle dansait encore, ses pieds ensanglantés frappant inlassablement le sol de pierre. Quelques habitants du quartier s'étaient rassemblés pour la regarder, mais personne n'osait intervenir.
Frère Jakob, un prêtre local, regardait la scène avec inquiétude depuis les marches de l'église. Il avait entendu parler de telles choses, des rumeurs de danses incontrôlables qui s'emparaient des âmes fragiles, mais il n'avait jamais vu un tel phénomène de ses propres yeux. Il prit une profonde inspiration et se tourna vers Guillaume, le garde de la ville, qui venait d'arriver sur la place, alerté par les commérages des villageois.
— Que se passe-t-il ici ? demanda Guillaume en regardant la danseuse avec des yeux incrédules.
— Elle ne s'arrête pas, répondit un homme dans la foule. Elle danse depuis hier matin, sans s'arrêter une seule seconde. Ce n'est pas naturel.
Guillaume fronça les sourcils. Il était un homme pragmatique, habitué à résoudre les querelles entre villageois et à maintenir l'ordre. Mais cela... c'était différent. Il s'approcha prudemment de Frau Troffea, mais avant qu'il ne puisse poser la main sur elle pour l'arrêter, elle accéléra le rythme de sa danse, ses pieds martelant le sol encore plus violemment.
— Ce n'est pas la peine d'essayer, dit une vieille femme. Elle est sous l'emprise d'une force que nous ne comprenons pas.
Guillaume se retourna vers la foule, cherchant une réponse rationnelle.
— La chaleur... le manque de nourriture. Cela la rend peut-être folle.
Mais alors qu'il prononçait ces mots, un murmure inquiétant se propagea dans la foule. Ce n'était pas seulement cette danseuse qui inquiétait les habitants. Depuis quelques jours, des enfants avaient disparu dans les quartiers les plus pauvres de Strasbourg. Trois jeunes garçons et deux filles n'étaient jamais rentrés chez eux après être allés chercher de l'eau à la rivière ou jouer dans les ruelles. Les autorités avaient d'abord pensé qu'ils s'étaient perdus, mais avec chaque disparition, l'inquiétude grandissait.
Et maintenant, cette danse.
Les villageois commençaient à murmurer des rumeurs, liant ces événements. Certains pensaient que cette danse était une malédiction, une punition divine pour les péchés de la ville. D'autres craignaient que ce soit le signe d'une maladie inconnue, une folie qui pouvait frapper n'importe qui. Et si c'était la même chose qui avait pris les enfants ? Et si cette danse n'était que le début d'un mal plus grand ?
Le troisième jour, plusieurs autres personnes rejoignirent Frau Troffea. D'abord un homme, un boulanger du quartier voisin, qui, sans dire un mot, se mit à tourner autour d'elle, dansant au même rythme effréné. Puis une jeune femme. Très vite, la place du marché devint le théâtre d'une scène surréaliste : une dizaine de personnes, de tous âges, dansaient ensemble, leurs mouvements désordonnés et leurs pieds ensanglantés, tandis que les villageois, impuissants, regardaient de loin.
Guillaume, dépassé par les événements, ordonna à ses hommes d'enfermer les danseurs dans un bâtiment abandonné pour éviter qu'ils n'entraînent d'autres personnes dans leur folie. Mais cela ne fit qu'aggraver les choses. Même enfermés, ils continuaient de danser, frappant les murs avec leurs corps, poussés par une force invisible.
Dans les jours qui suivirent, la peur gagna tout Strasbourg. Les gens évitaient désormais la place centrale, craignant d'être à leur tour pris dans cette frénésie inexpliquée. Chaque matin, des danseurs nouveaux rejoignaient le groupe, et ceux qui avaient dansé pendant des jours tombaient d'épuisement, certains mouraient sur place, leurs corps incapables de supporter davantage.
Frère Jakob tenta d'apporter une réponse spirituelle à ce phénomène, mais il était lui-même en proie au doute. Il commença à prêcher que cette épidémie de danse était une punition divine, une réponse aux péchés des habitants. Mais dans le secret de son cœur, il se demandait s'il n'y avait pas autre chose, quelque chose de plus sombre et d'incompréhensible à l'œuvre.
Un soir, après avoir assisté à une nouvelle journée de danse ininterrompue, il se rendit en hâte chez Alix, une rebouteuse vivant en périphérie de la ville, dont la réputation de guérisseuse la précédait. Bien que de nombreux religieux la considéraient avec méfiance, Jakob savait que sa connaissance des plantes et des anciens rituels pourrait peut-être leur apporter des réponses.
— Alix, il faut que tu viennes voir ce qui se passe en ville, dit-il en arrivant devant la porte de la maison de la guérisseuse. Ces gens... ils dansent, et personne ne sait pourquoi. Je crains qu'une force que je ne peux comprendre soit à l'œuvre.
Alix leva les yeux vers lui, l'air grave. Elle avait déjà entendu parler de la danse, mais elle savait que quelque chose de plus dangereux était en jeu. Et puis, il y avait ces **enfants disparus**, dont personne ne semblait vouloir parler à voix haute. Pour elle, les deux phénomènes étaient liés. Mais elle n'avait pas encore les preuves qu'il lui fallait pour convaincre Jakob.
— Je viendrai, Frère Jakob, répondit-elle calmement. Mais ce que je trouverai pourrait ne pas plaire à l'Église.
Jakob la regarda avec une pointe de méfiance, mais il savait qu'ils n'avaient pas le choix. Le village sombrait dans la peur, et il leur fallait comprendre ce qui se passait avant que tout ne soit perdu.
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Strasbourg, 1518
Misterio / SuspensoStrasbourg, 1518. Une mystérieuse épidémie s'empare de la ville : des dizaines de personnes dansent sans s'arrêter, jusqu'à l'épuisement. Alors que le chaos s'installe, Guillaume, un capitaine aguerri, et Alix, une guérisseuse à l'esprit indépendant...