Le Fils Du Patron

Nouveau départ

Comme à chaque fois, Kiss traînait derrière elle une valise trop lourde pour ses bras maigres et des souvenirs trop lourds pour son cœur. Une nouvelle ville, une nouvelle vie temporaire. Elle n'en comptait même plus les noms, ces villes où elle ne s'installait jamais vraiment, où elle n'avait jamais le temps de se faire une place. Elle les traversait comme un fantôme, invisible, effacée, ne laissant aucune trace. Cette fois-ci, c'était dans une petite ville de province. Une autre parmi tant d'autres.

La voiture rouillée de sa mère, une vieille épave qui aurait dû être mise à la casse des années auparavant, se gara devant un immeuble délabré. Le moteur hoqueta une dernière fois avant de rendre l'âme. Kiss soupira. Le quartier avait l'air aussi triste que sa vie.

- « T'inquiète pas, ma chérie. Cette fois, je le sens bien. Ça va marcher, tu vas voir. »

La voix de sa mère, enrouée par des années de cigarettes et de substances illicites, essayait encore de sonner rassurante. Comme si elle y croyait. Kiss ne répondit pas. Cela faisait longtemps qu'elle avait arrêté de répondre aux promesses vides. Des mots comme "cette fois-ci" ou "je vais changer" n'avaient plus aucun poids pour elle.

Sa mère descendit de la voiture en titubant légèrement, ses cernes encore plus sombres, ses mains tremblant imperceptiblement. Le manque, encore. Kiss savait qu'elles n'étaient ici que parce que sa mère avait épuisé toutes ses options dans les autres villes, fuyant toujours ses démons, qui la suivaient inlassablement.

Elle prit une grande inspiration et se dirigea vers l'entrée de l'immeuble, sa valise raclant le sol. En avançant dans le couloir sombre, elle aperçut un groupe de garçons adossés contre le mur. Ils semblaient à l'aise, les mains enfoncées dans les poches, des cigarettes entre les doigts. Leurs regards étaient directs, confiants, un peu moqueurs, comme s'ils possédaient le lieu.

L'un d'eux attira son attention. Grand, une casquette noire vissée en arrière, il arborait un léger sourire en coin. Sous son regard, elle sentit une chaleur étrange l'envahir. Il ne disait rien, se contentant de l'observer en silence, les yeux perçants, sans même détourner le regard. Une mèche sombre tombait sur son visage, accentuant son expression indéchiffrable.

Ils restèrent ainsi quelques secondes, comme figés, Kiss ressentant tout le poids de ce regard qui la déstabilisait sans qu'elle sache vraiment pourquoi. Finalement, elle baissa les yeux et poursuivit son chemin vers l'escalier, le cœur battant un peu trop fort. Ce simple échange silencieux l'avait laissée troublée, comme si ce garçon avait déjà pris une place, même infime, dans cette nouvelle vie.

La voix de sa mère la tira de ses pensées. Kiss hocha la tête et prit sa valise. Un jour de plus dans une vie en transition. Elle ne savait pas encore que cette ville allait tout changer.

Les premiers jours furent les mêmes que dans chaque nouvelle ville. Kiss chercha un travail pour subvenir à ses besoins. Elle n'avait jamais le choix. Avec une mère qui oscillait entre l'inactivité totale et des absences de plusieurs jours, quelqu'un devait payer le loyer, s'assurer qu'il y ait de la nourriture sur la table. À dix-sept ans, Kiss portait déjà tout le poids du monde sur ses épaules.

C'est ainsi qu'elle finit par répondre à une petite annonce dans un journal local : recherche femme de ménage, poste à temps partiel, logement fourni. Le propriétaire semblait vieux et respectable. C'était tout ce dont elle avait besoin : un emploi stable, et pourquoi pas un logement loin de l'appartement exigu où sa mère s'enfermait, abandonnée à ses vices.

Le jour de son entretien, elle se rendit devant une grande maison qui tranchait violemment avec le reste du quartier. Elle hésita un instant en contemplant la façade imposante, presque intimidante. Cette maison semblait hors de sa portée, trop belle, trop parfaite pour quelqu'un comme elle. Elle avait l'air d'une prison dorée, mais Kiss savait qu'elle n'avait pas le luxe d'être difficile. Elle poussa le portail rouillé et s'avança jusqu'à la porte.

Une monsieur d'âge moyen, habillée avec élégance mais avec un air austère, ouvrit la porte.

- « C'est pour le poste de femme de ménage » demanda Kiss, la voix un peu tremblante.

- « Oui, entre. Madame jones va te recevoir. »

Kiss pénétra dans le hall, un immense espace baigné de lumière, où chaque détail semblait avoir été minutieusement choisi pour crier richesse et confort. Un luxe qui lui paraissait presque irréel. Elle se sentait déjà petite, insignifiante dans ce lieu où tout brillait de propreté et de richesse.

Elle attendit un moment, le cœur battant, dans un salon à l'ambiance feutrée. Les murs étaient décorés de tableaux et de photographies d'une famille souriante. Mais le bonheur de ces visages figés dans le temps ne lui était pas familier. Elle se sentait comme une intruse, une étrangère dans un monde qui n'était pas le sien.

Après quelques minutes d'attente, elle réapparut. Elle était d'un certain âge, avec des cheveux grisonnants et un air à la fois sévère et bienveillant. Elle lui fit signe de s'asseoir.

- « Je suis Madame Jones, la gouvernante principale de cette maison. Pourquoi voulez-vous ce poste, jeune fille ? » Demanda-t-elle d'un ton qui ne laissait guère de place à la plaisanterie.

Kiss se redressa, son cœur battant la chamade.

- « J'ai besoin d'un travail pour aider ma mère. Elle... elle a des problèmes et je dois subvenir à nos besoins. »

Elle évita son regard, consciente de la vulnérabilité qui émanait de ses mots.

Madame Jones la regarda longuement, comme s'il pesait le pour et le contre. Finalement, il acquiesça.

- « Très bien. Vous commencerez demain matin à huit heures Vous resterez en semaine ici et le week-end vous rentrerez vous, je vous montrerez votre chambre au moment venu.Vous serez responsable du nettoyage des chambres et des parties communes. Cela vous convient-il ? »

Elle hocha la tête, le souffle coupé par la soudaine possibilité d'un avenir. C'était un petit pas, mais c'était déjà ça.

- « Oui, merci beaucoup. »