Quelques heures plus tôt, à quelques centaines de kilomètres de Birmingham...
3 septembre 1932, 12h00.
Sanatorium de Tichberry, comté de Devon, Angleterre.
- Tu m'as fait peur, Alma. (Elle sent une couverture se poser autour de ses épaules.) Qu'est-ce que nous avions décidé, hier?
- Je ne suis pas allée loin, proteste-t-elle dans sa barbe sans quitter la mer en contrebas des yeux. Je ne suis pas allée sur la plage.
Du coin de l'œil, elle voit son interlocuteur s'accroupir, puis s'asseoir sur le grand rocher à côté d'elle. Elle n'a pas besoin de le regarder pour savoir qu'il porte ses vêtements habituels - son costume, puis sa longue blouse blanche de médecin ouverte ; une tenue qui tranche radicalement avec la chemise de nuit et la robe de chambre qu'elle a revêtue.
Elle n'a pas besoin de le regarder pour deviner l'air déçu qu'il doit être en train de masquer sous l'ombre d'un sourire, comme à chaque fois qu'il s'attendait à mieux de sa part.
- Tes pieds racontent une autre histoire, dit-il en cognant presqu'imperceptiblement son épaule contre la sienne.
Mes pieds? Ils...
Ils sont effectivement nus, mouillés, froids et recouverts de sable.
Alma fronce les sourcils. Elle n'a aucun souvenir d'avoir marché sur la plage - ce n'est cependant pas l'envie qui lui en manque, ni la promesse qu'elle lui a faite qui l'en aurait empêché.
Et pourtant...
Pourtant, rien. Elle a beau essayer de se concentrer, elle ne se souvient pas d'avoir marché pieds nus sur la plage ce matin. Elle ne se souvient pas non plus de la façon dont elle a fini assise sur ce rocher, les jambes repliées contre elle, ni de la durée qu'elle a passée de la sorte.
Tant pis.
Il y a quelques mois encore, cette pensée l'aurait fait paniquer - ça, elle s'en souvient très bien. Mais désormais...
- Tu ne t'en souviens pas.
Ce n'était pas une question que lui a posée le docteur, mais bel et bien une affirmation.
Il y a quelques mois encore, cette pensée l'aurait vexée - ça, elle s'en souvient très bien. Mais désormais...
- Tous les jours se ressemblent, ici, marmonne-t-elle d'une façon qui la fait penser à une enfant boudeuse. Les personnes qui ne sont pas encore folles en arrivant ici le deviennent forcément en repartant. Si elles sont autorisées à rentrer chez elles un jour.
- Hm. (Il ne s'énerve pas - il ne s'énerve jamais. Cette capacité rassure autant Alma qu'elle ne l'agace par moments.) Est-ce ainsi que tu te sens? En prison?
Oui. Non.
Peut-être.
Parfois.
Elle finit par hausser les épaules en cachant le bas de son visage dans ses bras entrecroisés autour de ses jambes. Même si les températures sont encore bien clémentes pour un début de septembre, elle sent le froid remonter le long de ses orteils jusqu'à ses chevilles.
- Tu es libre de partir où tu veux, quand tu le veux, Alma, enchaîne-t-il calmement. Tu le sais, ou bien? La dernière chose que je souhaite, c'est que tu restes avec nous - avec moi - uniquement parce que tu penses ne pas avoir le choix. Le sanatorium n'est pas une cage : c'est un lieu où les personnes ayant besoin de ressourcer leurs poumons ou leur esprit se rendent pour aller mieux.
- Mais je ne vais pas mieux, ou bien?
Elle tourne la tête dans sa direction. Elle croise ses yeux gris et son habituel vague sourire.
- Ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question, répond le docteur. C'est à toi de me dire si tu as l'impression d'aller mieux ou non.
- Je n'en sais rien. (Elle reporte son attention sur la plage en contrebas.) Car pour savoir si je vais mieux qu'avant, il faudrait avant tout que je me souvienne vraiment de l'avant, de ce qui existait et de ce qui n'était vraiment que dans ma tête.
- As-tu déjà relu ton carnet, aujourd'hui?
Il y a quelques temps - évidemment, elle ne saurait citer la date exacte -, le docteur lui a suggéré de poser sur le papier tout ce dont elle se souvient ; tout ce dont ils sont certains qui s'est réellement produit. Ainsi, lorsque son esprit lui joue des tours, elle peut aller consulter ce document qu'elle a elle-même écrit pour distinguer le vrai du faux.
Sauf que la plupart du temps, quand elle consulte le carnet, elle n'arrive pas à s'imaginer avoir été la personne qui a rédigé ses phrases.
Je m'appelle Alma. (Cela, c'est un fait.)
J'ai grandi à Smethwick House. (Cela, elle s'en souvient parfaitement - de ses parents, de ses quatre sœurs, de son frère, de leur beau manoir, des après-midis d'étés passés à courir pieds nus dans le jardin.)
Toute ma famille est morte. (Cela... Elle le sait. Elle le sait parfaitement, même si la mort d'Oswald... Sa mémoire n'en a pas conservé la moindre trace.)
Je suis entrée au sanatorium le 31 juillet 1931, parce que je suis malade et que je ne peux pas toujours faire confiance à mon esprit. (Cela, elle veut bien y croire, tiens !)
Je...
- Cela n'est pas suffisant de réciter ton carnet dans ta tête, Alma, dit le docteur en la faisant revenir à l'instant présent. Il faut que tu le lises, tous les matins et tous les soirs.
- C'est ce que je fais, ment-elle en dissimulant un peu plus son visage dans les manches de sa robe de chambre.
- Je sais que je t'embête avec cela, mais c'est pour ton bien. Je dis cela en tant que ton médecin, mais - (Il pose sa main sur la cuisse d'Alma - son toucher est chaud, et les pieds d'Alma ne lui en paraissent que plus froids.) - avant tout, en tant que ton mari.
- Je sais, Silas, répond-elle en fermant les yeux. Mais c'est dur.
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[TOME 3] Thomas Shelby » Peaky Blinders.
Fanfiction[ Ceci est la suite de la suite de l'histoire "Thomas Shelby » Peaky Blinders", il est nécessaire d'avoir lu les deux premiers tomes avant de commencer celui-ci! ] Deux ans plus tard... [ Fin du résumé ]