Chapitre 54 : Etat catatonique

94 7 0
                                    

Le jour du départ fut horrible. Après une longue étreinte dans les bras l'une de l'autre à l'abri dans leur dernière chambre partagée, elles s'étaient autorisées quelques larmes silencieuses ; puis Johanne s'était laissée aller :

« Emma, je sais que tu as posé des limites, mais ces minutes sont les dernières que nous partagerons librement. Je ne te demande pas de me répondre, seulement de m'écouter. »

La française l'avait regardée, inquiète face à la solennité du ton employé, devinant que son cœur déjà morcelé ne survivrait pas à ce qui allait suivre. Mais elle s'était fait la promesse de tenir bon jusqu'à la fin. Alors elle opina doucement, se préparant à sa mise à mort tapie dans les mots tendres qui allaient sortir de la bouche en face d'elle.

« Je voulais te remercier. Merci pour tout Emma. »

L'entrée en matière surprit la principale concernée : elle ne s'attendait pas vraiment à des remerciements...

« Et surtout, merci d'être entrée dans ma vie. Je ne le savais pas avant, mais en réalité, ma vie a commencé avec toi. »

Elle prit une grande inspiration et fit glisser ses mains le long des bras d'Emma avant de saisir les siennes dans ses doigts tremblants :

« Grâce à toi, j'ai pris conscience de... eh bien de moi. En te rencontrant, je me suis rencontrée. Tu es mon autre... mon autre moi... Je ne manie pas aussi bien les mots que toi et j'aimerais trouver les plus beaux qui soient pour te dire ce que je ressens. Mais même les plus beaux ne le seraient pas assez pour refléter la magnificence qu'ils sont sensés traduire. Alors sache que je t'aime. Bien que je te l'aie déjà dit et que la formule soit beaucoup trop courte pour abriter tous les sentiments qui sont en moi, je ne trouve rien de plus approchant... »

La française retint les larmes qui lui montaient aux yeux. Ces mots lui rappelaient ceux de sa propre déclaration rêvée quelques jours plus tôt.

« Je ne savais pas qu'une chose aussi belle que l'amour pouvait être aussi douloureuse... La douleur de la prise de conscience, d'abord, ces mensonges que je me suis faits sans raison... Et puis cette autre douleur indescriptible qui saisit chaque particule de mon corps depuis, à ta simple vue, au son de ta voix, à ton image, ton souvenir... Je t'aime tellement que c'en est douloureux, mais l'absence de cette douleur serait plus douloureuse encore...

- Johanne... avait alors soufflé Emma comme une supplication.

- Je sais, je n'ai pas le droit de te dire tout cela. Et je le respecte. Mais... Je ne suis pas idiote, je sais que nous ne pouvons pas nous revoir. Pas avant longtemps en tout cas. Et pas seule à seule. C'est très égoïste, mais je ne pouvais pas me résoudre à te perdre sans te dire cela...

- Tu ne me perdras jamais, avait répondu l'autrice dans un difficile murmure. Et tu sais pourquoi. »

Jo avait souri tristement, le coin de ses lèvres offrant un rempart sur lequel une larme était venue se coucher.

« Je suis sincèrement désolée de t'aimer ainsi, avait-elle dit alors. Je le suis plus encore de ne pas pouvoir cesser de t'aimer jusqu'à mon dernier souffle. Et même au-delà... »

Tandis que le cœur de Jo se vidait et s'allégeait, celui d'Emma volait en éclats. En milliers, en milliards de petits éclats poussiéreux et scintillants s'éparpillant dans les méandres abyssaux de son âme absorbée dans des ténèbres mortifères... C'était plus que quiconque ne pouvait supporter. Pourtant, l'autrice ne laissa pas paraître la douleur de la déflagration du peu de son être encore intact. Tout lui hurlait d'embrasser Johanne, de poser ses lèvres contre les siennes, d'enfin se laisser aller à goûter ce fruit défendu... Mais la petite voix de la raison ne se taisait pas : elle n'avait pas fait tous ces sacrifices pour flancher au dernier moment. Elle ne devait pas succomber, elle ne pouvait pas succomber.

DilEmmaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant