DilEmma

Chapitre 51 : La poussière de fée

Cela faisait maintenant plusieurs mois que les deux femmes vivaient ainsi, dans un rythme alternant frénésie des interviews, séances photos, rencontres diverses, et plénitude de leurs retrouvailles dans l'intimité de leurs chambres. En s'octroyant le droit de gestes tendres, elles avaient fabriqué une bulle imperméable au monde extérieur ; elles n'avaient plus à craindre un effleurement inopportun, elles l'acceptaient au contraire avec joie.

Toutefois, rien n'est vraiment gratuit dans la vie. Si Johanne semblait vivre avec un bonheur sincère cette relation entre-deux, heureuse de laisser quelques libertés à son amour, la petite boîte dans la tête d'Emma tambourinait de plus en plus fort, laissant s'échapper des questions tortueuses... Qu'était-elle en train de faire ? Elle avait beau se convaincre qu'elle n'avait pas passer les limites franches de l'infidélité, elle était trop honnête pour se considérer pleinement fidèle : certes, Jo et elle n'avaient pas coucher ensemble, elles ne s'étaient même jamais embrassées. Jamais en-dehors de leurs personnages durant le tournage. Mais ces caresses, ces mains entrelacées, ces têtes posées sur les épaules, ces réveils emmêlés l'une à l'autre après s'être couchées pourtant séparément... ces rêves, ce désir, cet amour qui la dévorait... Tout ce qu'elle taisait à Sophia. Ce silence n'était-il pas un mensonge par omission ? Lui cacher ses sentiments si profondément ancrés, accepter ces gestes en sachant qu'ils n'étaient pas du tout innocent, n'était-ce pas déjà la tromper ?

Combien de temps cette solution les sauverait-elle ? Les sauvait-elle vraiment d'ailleurs ? Plus le temps passait, plus elle était rongée par les questions et les remords. Elle voulait sauver son mariage, mais elle voulait aussi se sauver elle-même. Elle se devait de respecter sa femme... mais aussi de se respecter elle. Et puis, même si ces gestes tendres calmaient le désir bouillonnant qui l'habitait, ce dernier ne cessait de grandir et de la consummer lui aussi. Grignotée de part et d'autre, qu'allait-il rester d'elle à la fin de tout ceci ?

Malgré tout, elle parvenait à donner la réplique à Jo face aux journalistes, leur complicité évidente les rendant sympathique tant auprès du public que des professionnels. Les premiers retours sur le film étaient dithyrambiques, et les dates des avant-premières approchaient déjà. Toutefois, la star anglaise avaient encore quelques rendez-vous planifiés en solitaire, certaines demandes lui ayant été adressées directement pour telle ou telle raison, ce qui offrait à Emma des parenthèses seule face à elle-même et à ses doutes. Elle n'osait pas en parler à Julie, qui poursuivait son histoire avec Anne. Après son emballement avec Julia, l'écrivaine n'osait plus se montrer aussi assurée quant aux amours de son amie, mais elle devait admettre qu'elle la trouvait bien plus posée et sereine qu'elle ne l'avait jamais été. Il n'était plus question de compte-rendu de scène de sexe débridée, comme d'habitude, mais de soirée tendre, de complicité... de profondeur et non seulement de surface. Peut-être aussi était-ce dû au fait qu'Anne demeurait son éditrice et que Julie ne voulait pas trop en dévoiler de ce côté-là, pour respect pour sa nouvelle petite-amie. En tout cas, quelque chose était différent, et c'était en bien. La française ne voulait pas venir entacher la sérénité nouvelle de son amie.

Un soir, alors que Johanne était partie en interview, Emma resta donc seule dans leur chambre du moment, cherchant vainement à s'occuper l'esprit en attendant le retour de sa colocataire. Elle alluma la télévision, mais rien ne parvint à retenir son attention. Elle n'avait ni le cœur, ni l'énergie pour passer la barrière de la langue ce soir-là. Elle rêvait d'une émission française, absurde, d'une série chauvine aux effets spéciaux et au scenario bancals, avec des gens ronchons et autre chose qu'une Tour Eiffel omniprésente en guise de décor ! L'autrice aimait son pays, mais cette mentalité qui tendait à réduire tout l'Hexagone à sa capitale l'exaspérait. Elle tenta de se plonger dans une lecture, mais les deux ou trois livres qui lui restaient à lire ne trouvèrent pas grâce à ses yeux.