Pourtant, rien n'était encore fait. Ce qui pouvait conduire à une nuit d'écriture ininterrompue risquait tout aussi bien de retomber à plat avant que j'aie gratté la première lettre. J'arrivais pile au moment décisif. Celui où le rideau se lève sur toutes tes bonnes intentions et les révèle pour ce qu'elles sont, une subite inspiration, éphémère et déjà évanouie le temps d'agir, ou au contraire, un concept qui a de la moelle et dont on veut retirer toute la substance. Cet état d'extase où tout semble réalisable portait à sa fin, aussi était-il bon de convertir en projet concret la bonne dynamique sur laquelle je surfais sur ces derniers instants. Je sentais qu'il y avait matière. J'avais pas un scénar tout cuit devant moi, ni une scène précise figée dans mon imagination – avec la musique d'ambiance pour coller exprès avec – mais tout de même, c'était en bonne voie. Et avant que le gong ne retentisse et ne sonne le glas de ma phase de transe, je devais capturer au moins l'accroche de mon idée, la figer noir sur blanc dans les plus brefs délais sous peine de la voir s'évaporer comme un de ces rêves qui nous absorbent dans notre sommeil et que l'on oublie pourtant dès le réveil, ce qui se révèle extrêmement frustrant.
Mais là, la belle mécanique s'est enrayée. Une série d'insignifiants petits rien m'ont fauché en plein élan ce qui explique qu'au lieu de triompher en ce moment au Prix Goncourt derrière des Ray Ban flambant neuves, je sois en train de raconter cette pathétique histoire de mon échec à la place. Pourtant, ça n'avait rien de méchant. Juste des impondérables sans envergure. Mais un peu comme la marée aspire le nageur qui veut regagner la plage, ces micro-évènements ridicules m'ont retenu loin du rivage pour noyer définitivement mes brillantes visions sous un flot de contretemps fatals.
D'abord, il y a eu le coup de klaxon retentissant d'un bus scolaire dans l'avenue au pied de chez moi qui se retrouve invariablement bondée à l'heure de la sortie des classes. J'avais imaginé un rayon de soleil dans le ciel un peu plus tôt, aussi les deux fenêtres de ma piaule étaient-elles grandes ouvertes. L'explosion n'en fut que plus bruyante. Elle fut suivie d'un florilège d'autres coups de klaxons, ceux des automobilites pressés d'aller se cloîtrer chez eux pour ruminer leur journée de merde devant la télé. Ces bruits-là étaient certes moins dantesques, mais tout aussi dérangeants parce qu'incessants et profondément inutiles. En jetant un œil par la fenêtre la plus proche de mon bureau, je constatais que le traffic était drastiquement condamné par une minuscule Clio qui cherchait sa route et emmerdait tout le monde au carrefour. Pas perturbé pour deux sous, j'ai fermé la fenêtre. Ce genre d'incidents ne méritait pas mon attention. J'avais toujours le bon mojo en moi, et je le sentais prêt à s'envoler vers d'autres cieux alors il fallait se presser de lui bloquer toute porte de sortie pour l'enfermer dans ma chambre avec moi seul et nulle part où s'enfuir. Mais quand je suis allé fermer la deuxième fenêtre, qui serait en fait plutôt une porte-fenêtre, je me suis retrouvé nez à nez avec un pigeon. Un foutu pigeon.
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Le pigeon
KurzgeschichtenParfois, on est convaincu qu'on va écrire le jour même une histoire formidable. Une qui va casser la baraque. C'est rarement le cas.