Partie sans titre 5

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Lorsque, pour la première fois de ma session, j'en suis arrivé à enchainer plus de trente mots sans me retourner en arrière pour en authentifier la valeur, un courant d'air commandé par Dieu sait qui a lézardé depuis mon balcon jusqu'à la porte de ma chambre. Détail capital à ce stade de l'histoire, je ne l'avais finalement par fermée pour emprisonner dans mon antre le fameux mojo, jugeant ces superstitions somme toute assez risibles. Je considère assez dégradant pour la fierté d'accorder crédit aux croyances et autres présages, quelle qu'en soit la nature. Un truc de rigolo, en somme. Le coup de vent a soulevé les rideaux, mutin, pour traverser la pièce et s'engouffrer jusqu'au couloir, rabattant au passage ma porte avec grand fracas. J'ai sursauté de peur, comme on peut le faire quand on est surpris. Mon pigeon aussi. J'ai senti instinctivement que cela sonnait le glas de notre cohabitation. Je ne me trompais pas. J'ai à peine eu le temps de jeter un coup d'œil vers lui qu'il s'envolait déjà en catastrophe. Il avait beau avoir squatté là en père glandeur pendant une bonne heure, il n'en restait pas moins froussard. Comme cadeau d'adieu, il m'a offert une pâle vision de son croupion filant emmerder d'autres citadins avec des balcons aussi pourris que le mien sans doute. J'en ai ressenti une cruelle déception. J'avais la sensation qu'on était faits pour s'entendre lui et moi. Son flegme me plaisait et je m'imaginais déjà lui faire la lecture de la prouesse littéraire que j'étais finalement en passe d'écrire. Mais Éole ou je ne sais trop quelle enflure mal lunée à ce moment-là venait d'en décider autrement, semant la zizanie dans ma piaule et douchant mes velléités. Ça a ressemblé au coup de grâce. Il en faut parfois peu pour perdre la foi, et là, cet évènement ridicule venait de me saper toute envie d'écrire. Je me retrouvais seul, et si d'ordinaire, c'est une bonne pioche quand on veut gratter quelques vers, là, je me sentais juste démuni. Comme si ce maudit piaf avait été ma muse et que je me retrouvais incapable d'aligner trois mots sans lui.

Pour enfoncer un peu plus le clou, mon téléphone s'est mis à sonner dans la minute suivante. J'ai décroché. C'était à propos d'une bière à aller boire Place du Vieux, à deux pas de chez moi. L'idée m'a paru instantanément bonne. Il allait falloir au moins ça pour noyer ma frustration. J'étais cette fois-ci convaincu que la machine ne repartirait pas. J'ai raturé les bribes de phrase que j'avais peiné à écrire, puis roulé en boule la feuille entière. Je ne dirais pas qu'elle a fini à la poubelle; au moment de me la jouer Kobe en plein All Star Game, j'ai loupé mon shoot à trois points. Cet échec m'a au moins conforté dans l'idée de fuir les mauvaises ondes qui flottaient dans ma piaule, même si – je le répète – je ne crois pas en ces machins. Le constat était simple : plus rien n'allait dans mon sens. Il me fallait quitter cette pièce pour renverser la vapeur. J'ai enfilé un blazer, et j'ai foutu le camp. Délaissant toutes mes fragiles inspirations pour leur préférer les bienfaits du houblon, qui restent eux une valeur sûre.

En sortant, j'ai croisé des pigeons. Ils n'avaient pas tous les yeux rouges.

Le pigeonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant