Partie sans titre 4

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Dix minutes s'étaient passées ainsi, avant que je ne me résigne à laisser l'animal dans son coin à son silence. Moi, je ne me trouvais pas plus avancé, juste un peu moins motivé. Ma feuille me semblait moins blanche, mon bureau moins grand, mon crayon plus con. Déjà, tout ce qui, dans mes visions juste avant, m'apparaissait comme sûr, beau et baigné de confiance avait maintenant l'air potentiellement intéressant, possiblement envisageable et vaguement tiède d'une manière générale. À plusieurs reprises, ma mine s'était approché de la feuille pour amorcer les préliminaires en vue des grandes manœuvres, et autant de fois, je m'étais ravisé comme le couillon planté avec la béquille au fond de son plumard parce qu'il ferait bien l'amour à sa bourgeoise mais ne se trouve pas la paire de couille pour se lancer. L'idée de pondre un truc en or restait alléchante, bien sûr, mais cette confiance imperturbable qui me portait avant s'était déjà sévèrement étiolée et je m'imaginais de plus en plus me ramasser un douloureux râteau. J'entrais dans la phase où le " ce qui doit être " se transforme en un " ce qui aurait pu être ", doucement réconforté par la conviction que cette vague en train de s'essouffler reviendrait bien demain, après-demain ou le jour suivant puisqu'elle s'était manifestée à l'improviste aujourd'hui même. Autrement dit, sa disparition resterait momentanée, et donc pas si dramatique. Pourtant, comme une trique ne se range pas sagement dans son calecif' sur commande, il n'en subsistait pas moins un besoin primaire d'envoyer en l'air quelques mots sans calcul aucun, en repoussant au plus possible l'heure du bilan pour ne pas que mon égo en souffre.

J'ai commencé à aligner les phrases, par pur besoin plus que par envie. Soyons honnête, c'était mauvais. Sans saveur. Elles n'avaient aucun sens, j'en étais conscient et je ne sais pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose puisqu'il en découlait une retenue castratrice au moment d'ouvrir les vannes et de laisser jaillir un torrent entier de propos confus d'où aurait pu jaillir la perle. Je grattais trois tirades pour dix que je recalais avant même le stade de l'écriture, trop au courant de leur mièvrerie ou de leur absence complète d'intérêt. C'était du verbe pour du verbe, avec un ou deux traits de lucidité exploitables ici ou là, mais en retard sur l'horaire de l'épiphanie et de ce fait, trop esseulés pour briller. J'aurais pu regretter ce temps gaspillé dans la contemplation de mon volatile idiot, mais je me suis refusé aux accès d'humeur, pour offrir une dernière chance de me convaincre à ces développements hésitants que je couchais difficilement sur ma page. J'ai chassé l'amertume, converti ma frustration en combustible pour une dernière charge héroïque et j'ai laborieusement dépassé le stade de la branlette pseudo-artistique pour extraire de ma piquette quelques gouttes dignes d'un bon cru. Et comme ça, par petites retouches, après pas moins de quarante relectures et autant de soupirs blasés, j'ai retrouvé un certain allant, une certaine fougue. Les mots se sont mis à venir plus facilement, les idées m'ont paru retrouver de l'allure. Un court instant, j'ai cru cru être enfin lancé sur l'autoroute de la grande littérature.

Il n'en fut rien.

Le pigeonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant