Chapitre 6 : Une question de défaitisme

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J'étais plongée dans une apathie qu'aucune cafetière pleine de café n'aurait pu réveiller à grand coup sur le crâne. Hathaway restait assis dans son fauteuil, bras croisés sur le torse, ses yeux vairons me toisant. À un moment, il porta la main à la poche de son veston pour en extirper une montre à gousset en or. Il fronça les sourcils d'un air sévère et reporta son attention sur moi.

Je m'évertuais à fixer un point au-dessus de lui, juste entre un livre de Jung et un autre de Lacan. Une mimique d'agacement trahit le stoïcisme dans lequel son visage s'était complu jusqu'alors. Après avoir remis la montre dans sa poche, il poussa de l'index ses lunettes et tirailla sur le nœud de sa cravate. J'examinai plus attentivement la typographie rectiligne avec laquelle le nom de Lacan avait été imprimé sur le dos du livre. Les iris d'Hathaway me dépecèrent sur place. Je resserrai mes bras autour de mes genoux repliés contre moi et fis mine de m'intéresser au titre d'un livre écrit par Freud, L'interprétation des rêves. Hathaway détacha sa cravate et la jeta sur le bureau. Puis, il cogna du poing sur le bois. Il avait l'air tout à fait furieux, si ce n'était dément. Son beau verni de lord Anglais se fissurait.

— Vous ne pouvez rester ici !

Je clignai des yeux comme une chouette aveuglée par la lampe-torche du chasseur.

— Plutôt une bonne idée, je trouve, marmottai-je.

Je cachai mon visage dans les manches de la veste trop grande pour moi. Ça ne sentait rien. Même pas l'eau de Cologne.

— Surtout que ces choses ne semblent pas vous aimer, poursuivis-je.

Hathaway claqua de la langue.

— C'est votre défaitisme qui m'a contraint à l'intervention. J'ignorais si vous pouviez vous en sortir seule, et il était trop tôt.

— Trop tôt pour quoi ?

Je relevai la tête et frottai distraitement ma joue. La blessure avait disparu, mais le sang avait coagulé sur ma peau. Mes doigts se couvrirent d'une fine poudre rougeâtre.

— Oh, laissez-moi deviner encore : je ne devrais pas m'occuper de ça.

Hathaway plissa les paupières d'un air dangereux.

— En fait, je ne devrais me préoccuper de rien du tout, ajoutai-je. J'ai tendance à ne pas apprécier ce que je découvre.

— C'est exactement pour ça que je déteste les amnésiques.

— Oui. Eh bien... Je crois que ma mémoire se porte mieux d'en rester là.

Hathaway se pencha en avant tout en posant les deux mains sur le bureau.

— Voulez-vous savoir ce qui serait arrivé si je n'étais pas intervenu ?

— Non.

— Vous auriez été irrémédiablement perdue dans votre propre enfer. Non pas que cela me dérange. Je me branle de vos problèmes.

— Attention, vous commencez à parler comme moi, docteur. Où est passé votre politesse ? lâchai-je avec acidité.

— ... Seulement, je n'aime pas laisser un travail inachevé. Vous abandonner dans cette situation, alors que vous n'avez que la moitié de l'histoire, aurait manqué de professionnalisme. Nous avons certains principes.

Il étendit la main devant lui. Un livre fraîchement imprimé s'y matérialisa. Il l'ouvrit et commença à lire :

— L'interventionnisme direct est à proscrire, excepté si votre client ne dispose pas encore de toutes les capacités mémorielles pour avoir une chance de s'en tirer seul. En ce cas précis, il est souhaitable que vous transgressiez n'importe quelle règle pour lui permettre d'avancer. Bla, bla, bla...

Il referma son bouquin dans un « clac » et le fit disparaître.

Le silence s'insinua entre nous pendant quelques secondes, puis il fit craquer chacun des os de ses doigts et reprit la parole de son habituel ton ferme.

— Combien de temps avez-vous passé dans cet orphelinat catholique ?

— Deux ans, je crois bien. Je n'avais pas du tout envie d'y être...

Je me massai le front et étouffai un bâillement. Ma tête allait exploser. Ma morosité perdait du terrain face à une saine fatigue. Toutes ces informations, c'était bien trop d'un coup. Je n'étais plus en état de m'horrifier, seulement de m'endormir en reléguant toutes mes angoisses dans un recoin poussiéreux.

— Si j'étais restée plus longtemps, je crois bien que je serais devenue comme elles.

— Et cela vous aurait dérangée ?

— J'ai été baptisée, mais ma famille n'était pas un modèle de religiosité, vous le savez.

J'eus une grimace et le regardai franchement.

— Je ne crois pas en Dieu. Est-ce que j'ai tort ?

Hathaway se cacha derrière l'un de ces sourires ambigus dont il avait le secret. J'aurais menti en prétendant être déçue. La religion, ce n'était pas mon sujet favori. Au fond, je préférais rester dans l'ignorance.

— Vous avez tenté de fuguer, n'est-ce pas ?

— Plusieurs fois. Aussi souvent que la badine est tombée sur mon cul.

J'avais des fourmis dans les jambes. Je décidai de m'étirer de tout mon long.

Hathaway resta égal à lui-même. Mes jambes nues l'indifféraient au plus haut point. Il me semblait que bien des hommes normaux auraient glissé un regard concupiscent. Il me semblait même en avoir connu un certain nombre... Mais Hathaway n'était pas un homme normal, et sans doute pas un homme du tout. Que savais-je de lui, après tout ? Qu'il n'était pas mon vrai psy, ça c'était sûr. Peut-être que dans la réalité existait un vrai Hathaway et peut-être que je le voyais effectivement depuis plusieurs mois, mais ce n'était pas cette créature aux yeux vairons qui se réjouissait autant que moi d'être dans cette situation.

Soudain, je fronçai des sourcils.

— Ah, fis-je.

— Plaît-il ?

— C'est vrai. On m'a adoptée.

J'appuyai le haut de mon corps sur l'accoudoir et laissai ma tête retomber sur mes bras repliés. Mes paupières se faisaient lourdes.

— Une brave petite famille de croyants. Oui, je m'en souviens maintenant. Ils avaient déjà deux enfants, mais ils voulaient faire une sorte de bonne action. Ils voulaient celle qui était la plus malheureuse.

Un ricanement m'échappa.

— Nous étions toutes malheureuses. Mais ils m'ont choisie... Est-ce que ça s'est bien passé, Hathaway ? J'ai enfin été heureuse avec eux ?

— Vous paraissez épuisée. Après tout, peut-être devriez-vous dormir un peu.

— Je suppose que non. Ça ne s'est pas bien passé. Sinon, vous ne tenteriez pas d'être gentil pour détourner mon attention.

Ce fut à lui de ricaner cette fois.

Je fermai les yeux tout en remontant le col de la veste sur mon nez.

— Vous avez un nom, ou c'est seulement docteur Hathaway ? Ah... Je suppose que ça non plus, je n'ai pas à le savoir...

— C'est James.

Mes lèvres remuèrent ; seul un murmure inarticulé en sortit. Mon esprit dérivait au gré des mouvements des plaques oniriques. L'image d'un couple souriant se forma sur mes paupières. Mon cœur se serra de sentiments contradictoires. J'avais quelque chose d'important à leur dire, mais les mots ne venaient pas et l'impuissance me submergea. Je tendis la main pour les attraper. Elle ne rencontra que le vide. Soudain, le sol se déroba sous moi. J'avais glissé de la marche et je tombais dans l'abîme infini. Au-dessus de moi, l'astre rouge considéra la scène dans un crépitement indifférent.

Plus bas. Plus bas encore.

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