Chapitre 9 : L'effet miroir

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La puanteur m'agressa dès mon entrée dans l'appartement encombré. C'était acide, aigre, âcre, fauve. Ça prenait le nez et estompait toute autre odeur. Même en me couvrant les narines, je continuais de respirer ces épouvantables effluves.

Je fis un pas et glissai. Si Hathaway ne m'avait pas rattrapée par le bras, je me serais étalée par terre dans une mare pleine de grumeaux qui ressemblait fort à du vomi. La pièce qui servait tout à la fois de salon, de salle à manger et de cuisine était jonchée de bouteilles d'alcool vides et de tessons. Quelqu'un avait fait la fête. Du moins, je l'espérais. Je n'imaginais pas un être humain capable d'avaler une telle quantité d'alcool tout seul sans en crever.

Le côté cuisine, chichement équipé, était rempli de vaisselle sale, couverte de plaques collantes et moisies, et d'emballages de plats tout faits. Il n'y avait pas vraiment de mobilier, et les rares lampes diffusaient une lumière jaunâtre qui fatiguait les yeux. Sur le canapé défoncé, j'aperçus la silhouette allongée d'une épave humaine.

Tandis que Hathaway restait à l'entrée, j'allai jusqu'à l'unique fenêtre pour ouvrir le store. Lorsque la lumière naturelle entra, le propriétaire de l'appartement se mit à grogner et à jurer. Je me retournai et eus un hoquet ; cette épave humaine qui me fixait d'un regard vague, c'était moi.

— Abigail, je te présente Abigail, lança Hathaway d'un ton guilleret.

Mes jambes cédèrent et je m'effondrai le long du mur.

L'autre Abigail me dévisageait d'un air absent. Son visage était encore plus amaigri que le mien, et son pull trop large laissait visible l'une de ses épaules décharnées. Sa peau avait une teinte étrange, pâle et grisâtre. C'était le teint de quelqu'un ayant déjà un pied dans la tombe et peu d'espoir d'en ressortir.

— Non, ce n'est pas moi ! protestai-je avec véhémence. C'est l'un de vos tours !

— Ou peut-être l'un des vôtres, contre-attaqua Hathaway.

L'autre Abigail inclina la tête de côté et plissa les paupières comme si elle peinait à bien voir. Puis, elle avança de trois pas dans ma direction. Je me tassai contre le mur. Mes doigts serrèrent si fort ma lampe-torche que leurs jointures en blanchirent. Je ne savais pas exactement de quoi j'avais peur, bien que le petit ver de la vérité s'employait à grignoter mon amnésie par les pieds pour me le rappeler.

— Moi-même rends visite à moi-même.

La voix d'Abigail était rauque et presque croassante. À présent, ses yeux étaient grands ouverts sur ses pupilles dilatées.

— Et je suis sûr que vous-mêmes avez bien des choses à vous raconter, nota Hathaway avec un sourire en coin.

Je lui jetai un regard furieux. Il l'ignora pour lisser les manches de sa chemise blanche.

Abigail glissa la main dans ses cheveux gras et renifla bruyamment. Elle se désintéressa de moi un instant pour fouiller la pièce du regard. Finalement, elle laissa échapper un râle frustré et donna un coup de pied dans une bouteille.

— Je vous aurais bien offert un verre, mais y a plus rien à boire dans ce taudis.

— Quel âge avez-vous ? questionna abruptement mon maudit psychiatre.

— On vous a jamais dit que ça se fait pas de demander son âge à une dame ?

— Et je me serais abstenu de demander, s'il y en avait seulement une dans cette pièce.

— Haha ! Abigail, notre copain est du genre tordant...

Je me pris la tête entre deux mains et fermai les yeux. Si je me concentrais suffisamment, peut-être disparaîtraient-ils tous deux de mon horizon.

The Space In BetweenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant