Les Lemniscates

10. Juliette et Andrée.

- Mamie, c'est moi!

- Jule? Ah, ma toute petite. Entre. Viens m'embrasser.

- Bonjour Mamie. Comment vas-tu?

- Ça va bien. Ça va toujours quand ma petite fille préférée vient me voir.

- Je suis fille unique, tu sais.

- N'oublie pas tes cousins.

- Je ne compte pas cette branche de la famille.

- Ne dis pas ça.

- Ils compteront lorsqu'ils viendront te voir.

- Ils sont occupés.

- Depuis 20 ans? Ne leur cherche pas d'excuse.

- Changeons de sujet, veux-tu? Que me vaut le plaisir de ta visite?

- Encore et toujours te convaincre de déménager. Ce n'est pas bon pour toi de vivre dans les égouts.

- Haaa... Tu sais qu'il n'y a que là que je "vois".

- Pense à ta santé, s'il te plait.

- Jule, je suis aveugle de naissance. La vie ne m'a pas fait de cadeau jusque là. Toujours vivre dans le noir. Mais là, grâce à ça, parce que j'habite ici, je vois enfin les couleurs, les choses, les gens. Je mets une vrai signification à des mots qui n'avaient jusque là aucun sens pour moi. Grâce à ça, je goute enfin à la vraie liberté. Je ne partirais pas, Jule. Je ne pourrais pas vivre sans.

- Je me dois d'essayer, Mamie. Ed passe toujours?

- Ho oui. Une fois par jour. C'est un brave garçon.

- J'ai un problème Mamie. Le Paradis que les Enfers se sont fait attaqué simultanément. Et plus surprenant encore, par des forces largement supérieures en nombre. Plusieurs avant-postes angéliques et un cinquième de l'Accommodée a été détruite. Et tout ce que j'ai vu, c'est un ange tombant en plein désert.

- Oui, j'ai vu l'ange aussi. Et j'ai aussi vu les batailles mais je ne les comprends pas.

- Alors? Qui possède une armée suffisamment puissante pour attaquer simultanément le Paradis et les Enfers?

- Et n'oublie pas: s'en aller sans laisser de trace. Mais ce n'est pas le corps du problème, vois-tu. J'ai vu les deux armées et chacune était différente. Mais ce qui m'a troublé, c'était que la vision était à la fois nette et floue. Les anges et les démons étaient nets mais leurs opposants étaient flous.

- Qu'est-ce que ça veut dire?

- Je n'en ai aucune idée. Mais le plus troublant, c'est ce sentiment qui ne me lâche plus: Ces armées me sont étrangement familières.

- Tu les a déjà vues?

- Peut être. Ou alors je les verrais.

- Pardon?

- C'est un concept que j'étudie. C'est un peu le contraire du "déjà vu". Tu le vivras, c'est sur. Et lorsque tu vois, perçois, touche quelque chose en rapport avec cet évènement futur, cela peut te permettre de survoler rapidement l'ensemble sans en comprendre la finalité. Un peu comme une équation que tu ne comprends pas mais que tu comprendras plus tard. Peu de personne ont se sentiment et s'en rendent compte. Ils s'en aperçoivent généralement lorsque l'évènement a eu lieu et qu'ils se souviennent vaguement l'avoir déjà vu. J'appelle cela, "l'enfin vu".

- Et tu pense que c'est ce qui t'empêche de voir les armées?

- Je ne suis pas sûre encore.