C'est en proie à la panique que je me réveille en sursaut. La douleur au fond de moi est si forte, si intense que même me mettre en position fœtale ne suffit pas, ne suffit plus. Je replie mes jambes encore d'avantage et les serre contre mon ventre, tentant, en vain, d'étouffer la douleur. Chaque nuit c'est la même chose. Chaque nuit je me réveille en pleurs, tourmentée et hantée par son souvenir. Cela fait quarante-huit nuits que je ne dors plus, quarante-huit nuits que je pleurs toutes les larmes de mon corps, quarante-huit nuits que la soirée s'est terminée, que je suis meurtrie à jamais, quarante-huit nuits que je n'ai plus prononcé un seul mot.
Les larmes parviennent enfin à cesser de couler, et la douleur redevient supportable, si on peut la qualifier ainsi. Je relève la tête et jette un coup d'œil à mon réveil. Il est bientôt six heures. Pour une fois, j'aurai presque réussi à faire une nuit complète. A condition que quatre heures de sommeil soient considérées comme une nuit entière. Je pousse la couette et m'assois sur le bord de mon lit, les pieds dans le vide. Je reste un moment là, les yeux perdus dans le vague à reprendre ma respiration, tentant d'effacer toute trace de ma crise. J'imagine déjà ma mère me posant toujours les mêmes questions, comme chaque matin « Tu as bien dormis ? » « T'as les yeux rouges, tu as pleuré ? » « Mais pourquoi tu ne réponds pas ? ». Et comme chaque matin depuis ce dix-neuf juillet, elle n'aura pas de réponse.
Mon esprit a enfin terminé de divaguer, de ne penser à rien et je refais surface, me reprenant un nouveau coup de fouet de douleur en plein dans l'estomac. Je me lève et passe une veste, les pieds emmitouflés dans mes chaussons. Je contourne le lit, tire les rideaux et peine à soulever le pan de la fenêtre. Il a toujours été grippé, comme si l'on m'envoyait un message, comme si l'extérieur ne voulait pas que je le côtoie. J'aurai sûrement dû l'écouter. A genoux sur l'assise devant la fenêtre, je ferme les yeux et respire à plein poumons l'air frais qui vient du fleuve, sinuant devant la maison.
Peu importe où l'on habite, cela pourrait être sur n'importe quel continent. Mon histoire pourrait se dérouler en Amérique, en Europe ou même en Asie, cela ne changerait rien. Mon histoire est belle et bien là, et c'est cela le pire. Je ne peux plus revenir en arrière, je ne peux que vivre avec, ou plutôt sans. Sans amour, sans bonheur, sans lui.
Je me retourne et aperçois sur le fauteuil à côté du lit ma pile de vêtements pour la journée. Et c'est là que je me rappelle. Aujourd'hui c'est la rentrée, ma deuxième année de lycée. J'ai envie d'y aller comme de me rendre aux fêtes de fin d'année avec toute la famille. Mais je n'ai pas le choix. Je saisis la pile de vêtements et descends au rez-de-chaussée. Je traverse le salon qui donne sur une cuisine ouverte où ma mère lave son bol dans lequel elle a bu son café tout à l'heure. Un café noir, serré, sans sucre. Il est comme elle, un concentré brut d'amertume. Alors que je traverse la pièce et me dirige vers la salle de bain – oui, la salle de bain est à l'autre bout de la maison, si bien qu'il faut traverser tout le salon en pyjama ou petite tenue pour y accéder. Je n'ai toujours pas compris pourquoi. – j'entends ma mère se retourner et je sens son regard se poser sur moi. Non, elle ne me regarde pas, elle me toise, me fusille.
- Ca va Lia ? Tu as bien dormi ?
Pour toute réponse, j'entre dans la salle de bain et referme la porte. Au moment où le battant se rabat me parvient son murmure, pas assez bas « Je parlerai à une tombe, cela ferait le même effet, mais au moins j'économiserai » elle l'a fait exprès. Elle fait toujours exprès de parler suffisamment fort pour que je l'entende. Surtout lorsqu'elle sous entend que ma mort – ou mon inexistence - serait la bienvenue. Je me faufile sous une douche bien chaude, tentant de faire disparaître la pression dans mon estomac par la chaleur. Une serviette enveloppée autour de la poitrine, je me brosse les dents au dessus du lavabo en émail blanc. Je relève la tête et observe mon reflet pâle dans le miroir accroché au mur en face de moi. J'y vois une jeune fille aux traits tirés, fatigués, les cheveux bruns, lisses, sans forme, un visage rond, un corps enveloppé, une poitrine dans la moyenne. La seule chose qui lui rehausse le teint est la couleur de ses yeux, d'un vert profond, qui autrefois était pétillant, plein de vie. Son visage m'est familier. A tel point que si l'ancien visage qu'elle arborait, souriant et joyeux, apparaissait dans le miroir, je ne le reconnaîtrais pas. Je fixe mon reflet un dernier instant et replonge encore plus profondément dans le silence. J'enfile un haut de couleur orange et un jean gris. Je ressors de la salle de bain et me dirige vers un des placards de la cuisine, attrapant un paquet de cookies et un verre que je remplis de jus de fruit. J'avale mon petit déjeuner le plus vite possible – espérant échapper aux questions de ma mère – et me dirige vers l'entrée. J'enfile un manteau léger noir, une longue écharpe orange et lasse mes chaussures. Une orange, l'autre grise. J'ai toujours porté des chaussures de couleurs différentes. Cette soirée est sûrement la seule chose qu'elle n'a pas réussi à changer en moi. Tous les autres au lycée me regardent comme une folle, mais je m'en moque, il n'y a qu'en étant différente et à l'écart que je me sens bien. Enfin, non. Pas bien. Je dirai plutôt moi-même. Je jette mon sac en bandoulière noir sur mon épaule et sors, m'éloignant le plus possible de cette maison, de cette cage, de cet enfer.
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Blind Love
Fiksi Remaja« Cela fait quarante-huit nuits que je ne dors plus, quarante-huit nuits que je pleurs toutes les larmes de mon corps, quarante-huit nuits que la soirée s’est terminée, que je suis meurtrie à jamais. » Depuis ce dix-neuf juillet, Lia ne prononce plu...