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  Je me9suis quelquefois demandé à quel sexe il appartenait. Si les usuriersressemblent à celui-là, je crois qu'ils sont tous du genreneutre. Etait-il resté fidèle à la religion de sa mère, etregardait-il les chrétiens comme sa proie ? s'était-il fait catholique,mahométan, brahme ou luthérien ? Je n'ai jamais rien sude ses opinions religieuses. Il me paraissait être plus indiffé-rent qu'incrédule. Un soir j'entrai chez cet homme qui s'étaitfait or, et que, par antiphrase ou par raillerie, ses victimes,qu'il nommait ses clients, appelaient papa Gobseck. Je le trouvaisur son fauteuil immobile comme une statue, les yeux arrê-tés sur le manteau de la cheminée où il semblait relire ses bordereauxd'escompte. Une lampe fumeuse dont le pied avait étévert jetait une lueur qui, loin de colorer ce visage, en faisaitmieux ressortir la pâleur. Il me regarda silencieusement et memontra ma chaise qui m'attendait. – A quoi cet être-là pense-til? me dis-je. Sait-il s'il existe un Dieu, un sentiment, desfemmes, un bonheur ? Je le plaignis comme j'aurais plaint unmalade. Mais je comprenais bien aussi que, s'il avait des millionsà la Banque, il pouvait posséder par la pensée la terrequ'il avait parcourue, fouillée, soupesée, évaluée, exploitée. –Bonjour, papa Gobseck, lui dis-je. Il tourna la tête vers moi, sesgros sourcils noirs se rapprochèrent légère- ment ; chez lui,cette inflexion caractéristique équivalait au plus gai sourired'un Méridional. – Vous êtes aussi sombre que le jour où l'onest venu vous annoncer la faillite de ce libraire de qui vousavez tant admiré l'adresse, quoique vous en ayez été la victime.– Victime ? dit-il d'un air étonné. – Afin d'obtenir son concordat,ne vous avait-il pas réglé votre créance en billets signés dela raison de commerce en faillite ; et quand il a été rétabli, nevous les a-t-il pas soumis à la réduction voulue par le concordat? – Il était fin, répondit-il, mais je l'ai repincé. – Avez-vousdonc quelques billets à protester ? nous sommes le trente, jecrois. Je lui parlais d'argent pour la première fois. Il leva surmoi ses yeux par un mouvement railleur ; puis, de sa voixdouce dont les accents ressemblaient aux sons que tire de saflûte un élève qui n'en a pas l'embouchure : – Je m'amuse, medit-il. – Vous vous amusez donc quelquefois ? – Croyez-vousqu'il n'y ait de poètes que ceux qui impriment des vers, medemanda-t-il en haussant les épaules et me jetant un regard depitié. – De la poésie dans cette tête ! pensé-je, car je ne10connaissais encore rien de sa vie. – Quelle existence pourraitêtre aussi brillante que l'est la mienne ? dit-il en continuant, etson oeil s'anima. Vous êtes jeune, vous avez les idées de votresang, vous voyez des figures de femme dans vos tisons, moi jen'aperçois que des charbons dans les miens. Vous croyez àtout, moi je ne crois à rien. Gardez vos illusions, si vous le pouvez.Je vais vous faire le décompte de la vie. Soit que vousvoyagiez, soit que vous restiez au coin de votre cheminée et devotre femme, il arrive toujours un âge auquel la vie n'est plusqu'une habitude exercée dans un certain milieu préféré. Lebonheur consiste alors dans l'exercice de nos facultés appliquéesà des réalités. Hors ces deux préceptes, tout est faux.Mes principes ont varié comme ceux des hommes, j'en ai dûchanger à chaque latitude. Ce que l'Europe admire, l'Asie lepunit. Ce qui est un vice à Paris, est une nécessité quand on apassé les Açores. Rien n'est fixe ici-bas, il n'y existe que desconventions qui se modifient suivant les climats. Pour qui s'estjeté forcément dans tous les moules sociaux, les convictions etles morales ne sont plus que des mots sans valeur. Reste ennous le seul sentiment vrai que la nature y ait mis : l'instinct denotre conservation. Dans vos sociétés européennes, cet instinctse nomme intérêt personnel. Si vous aviez vécu autant que moivous sauriez qu'il n'est qu'une seule chose matérielle dont lavaleur soit assez certaine pour qu'un homme s'en occupe.Cette chose... c'est L'OR. L'or représente toutes les forces humaines.J'ai voyagé, j'ai vu qu'il y avait partout des plaines oudes montagnes : les plaines ennuient, les montagnes fatiguent ;les lieux ne signifient donc rien. Quant aux mœurs, l'hommeest le même partout : partout le combat entre le pauvre et leriche est établi, partout il est inévitable ; il vaut donc mieuxêtre l'exploitant que d'être l'exploité ; partout il se rencontredes gens musculeux qui travaillent et des gens lymphatiquesqui se tourmentent ; partout les plaisirs sont les mêmes, carpartout les sens s'épuisent, et il ne leur survit qu'un seul sentiment,la vanité ! La vanité, c'est toujours le moi. La vanité nese satisfait que par des flots d'or. Nos fantaisies veulent dutemps, des moyens physiques ou des soins. Eh ! bien, l'orcontient tout en germe, et donne tout en réalité. Il n'y a quedes fous ou des malades qui puissent trouver du bonheur àbattre les cartes tous les soirs pour savoir s'ils gagneront11quelques sous. Il n'y a que des sots qui puissent employer leurtemps à se demander ce qui se passe, si madame une telle s'estcouchée sur son canapé seule ou en compagnie, si elle a plusde sang que de lymphe, plus de tempérament que de vertu. Iln'y a que des dupes qui puissent se croire utiles à leurs semblablesen s'occupant à tracer des principes politiques pourgouverner des événements toujours imprévus. Il n'y a que desniais qui puissent aimer à parler des acteurs et à répéter leursmots ; à faire tous les jours, mais sur un plus grand espace, lapromenade que fait un animal dans sa loge ; à s'habiller pourles autres, à manger pour les autres ; à se glorifier d'un chevalou d'une voiture que le voisin ne peut avoir que trois joursaprès eux. N'est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite enquelques phrases ? Voyons l'existence de plus haut qu'ils ne lavoient. Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent lavie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaisefonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs,il existe une curiosité, prétendue noble, de connaître lessecrets de la nature ou d'obtenir une certaine imitation de seseffets. N'est-ce pas, en deux mots, l'Art ou la Science, la Passionou le Calme ? Hé ! bien, toutes les passions humainesagrandies par le jeu de vos intérêts sociaux, viennent paraderdevant moi qui vis dans le calme. Puis, votre curiosité scientifique,espèce de lutte où l'homme a toujours le dessous, je laremplace par la pénétration de tous les ressorts qui font mouvoirl'Humanité. En un mot, je possède le monde sans fatigue,et le monde n'a pas la moindre prise sur moi. Ecoutez-moi,reprit-il, par le récit des événements de la matinée, vous devinerezmes plaisirs. Il se leva, alla pousser le verrou de sa porte,tira un rideau de vieille tapisserie dont les anneaux crièrentsur la tringle, et revint s'asseoir. – Ce matin, me dit-il, jen'avais que deux effets à recevoir, les autres avaient été donnésla veille comme comptant à mes pratiques. Autant de gagné! car, à l'escompte, je déduis la course que me nécessite larecette, en prenant quarante sous pour un cabriolet de fantaisie.Ne serait-il pas plaisant qu'une pratique me fît traverserParis pour six francs d'escompte, moi qui n'obéis à rien, moiqui ne paye que sept francs de contributions. Le premier billet,valeur de mille francs présentée par un jeune homme, beau filsà gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc., était12signé par l'une des plus jolies femmes de Paris, mariée àquelque riche propriétaire, un comte. Pourquoi cette comtesseavait-elle souscrit une lettre de change, nulle en droit, mais excellenteen fait ; car ces pauvres femmes craignent le scandaleque produirait un protêt dans leur ménage et se donneraienten paiement plutôt que de ne pas payer ? Je voulais connaîtrela valeur secrète de cette lettre de change. Etait-ce bêtise, imprudence,amour ou charité ? Le second billet, d'égale somme,signé Fanny Malvaut, m'avait été présenté par un marchand detoiles en train de se ruiner. Aucune personne, ayant quelquecrédit à la Banque, ne vient dans ma boutique, où le premierpas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, unefaillite près d'éclore, et surtout un refus d'argent éprouvé cheztous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois,traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeuraitrue du Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien deconjectures n'ai-je pas faites en m'en allant d'ici ce matin ? Sices deux femmes n'étaient pas en mesure, elles allaient me recevoiravec plus de respect que si j'eusse été leur propre père.Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pourmille francs ? Elle allait prendre un air affectueux, me parlerde cette voix dont les câlineries sont réservées à l'endosseurdu billet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplierpeut-être, et moi... Là, le vieillard me jeta son regard blanc. –Et moi, inébranlable ! reprit-il Je suis là comme un vengeur,j'apparais comme un remords. Laissons les hypothèses.J'arrive. – Madame la comtesse est couchée, me dit une femmede chambre. – Quand sera-t-elle visible ? – A midi. – Madame lacomtesse serait-elle malade ? – Non, monsieur ; mais elle estrentrée du bal à trois heures. – Je m'appelle Gobseck, dites-luimon nom, je serai ici à midi. Et je m'en vais en signant ma pré-sence sur le tapis qui couvrait les dalles de l'escalier. J'aime àcrotter les tapis de l'homme riche, non par petitesse, mais pourleur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rue Montmartre,à une maison de peu d'apparence, je pousse une vieilleporte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil nepénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblaità la manche d'une douillette trop long-temps portée, ilétait gras, brun, lézardé. – Mademoiselle Fanny Malvaut ? –Elle est sortie, mais si vous venez pour un billet, l'argent est là.13– Je reviendrai, dis-je. Du moment où le portier avait la somme,je voulais connaître la jeune fille ; je me figurais qu'elle était jolie.Je passe la matinée à voir les gravures étalées sur le boulevard; puis à midi sonnant, je traversais le salon qui précède lachambre de la. comtesse. – Madame me sonne à l'instant, medit la femme de chambre, je ne crois pas qu'elle soit visible. –J'attendrai, répondis-je en m'asseyant sur un fauteuil. Les persienness'ouvrent, la femme de chambre accourt et me dit : –Entrez, monsieur. A la douceur de sa voix, je devinai que samaîtresse ne devait pas être en mesure. Combien était belle lafemme que je vis alors ! Elle avait jeté à la hâte sur ses épaulesnues un châle de cachemire dans lequel elle s'enveloppait sibien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elleétait vêtue d'un peignoir garni de ruches blanches commeneige et qui annonçait une dépense annuelle d'environ deuxmille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirss'échappaient en grosses boucles d'un joli madras négligemmentnoué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait letableau d'un désordre produit sans doute par un sommeil agité.Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques momentsau milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusementattachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue, etdont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur cefond d'azur, offrait l'empreinte de formes indécises qui ré-veillaient l'imagination. Sur une large peau d'ours, étendue auxpieds des lions ciselés dans l'acajou du lit, brillaient deux souliersde satin blanc, jetés avec l'incurie que cause la lassituded'un bal. Sur une chaise était une robe froissée dont lesmanches tou- chaient à terre. Des bas que le moindre souffled'air aurait emportés, étaient tortillés dans le pied d'un fauteuil.De blanches jarretières flottaient le long d'une causeuse.Un éventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur la cheminée.Les tiroirs de la commode restaient ouverts. Des fleurs, desdiamants, des gants, un bouquet, une ceinture gisaient çà et là.Je respirais une vague odeur de parfums. Tout était luxe etdésordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pourson adorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête etleur faisait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguée de lacomtesse ressemblait à cette chambre parsemée des débrisd'une fête. Ces brimborions épars me faisaient pitié ;14rassemblés, ils avaient causé la veille quelque délire. Ces vestigesd'un amour foudroyé par le remords, cette image d'unevie de dissipation, de luxe et de bruit, trahissaient des effortsde Tantale pour embrasser de fuyants plaisirs. Quelques rougeurssemées sur le visage de la jeune femme attestaient la finessede sa peau, mais ses traits étaient comme grossis, et lecercle brun qui se dessinait sous ses yeux semblait être plusfortement marqué qu'à l'ordinaire. Néanmoins la nature avaitassez d'énergie en elle pour que ces indices de folien'altérassent pas sa beauté. Ses yeux étincelaient. Semblable àl'une de ces Hérodiades dues au pinceau de Léonard de Vinci(j'ai brocanté les tableaux), elle était magnifique de vie et deforce ; rien de mesquin dans ses contours ni dans ses traits,elle inspirait l'amour, et me semblait devoir être plus forte quel'amour. Elle me plut. Il y avait long-temps que mon cœurn'avait battu. J'étais donc déjà payé ! je donnerais mille francsd'une sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse. – Monsieur,me dit-elle en me présentant une chaise, auriez-vous lacomplaisance d'attendre ? – Jusqu'à demain midi, madame,répondis-je en repliant le billet que je lui avais présenté, je n'aile droit de protester qu'à cette heure-là. Puis, en moi-même, jeme disais : – Paie ton luxe, paie ton nom, paie ton bonheur,paie le monopole dont tu jouis. Pour se garantir leurs biens, lesriches ont inventé des tribunaux, des juges, et cette guillotine,espèce de bougie où viennent se brûler les ignorants. Mais,pour vous qui couchez sur la soie et sous la soie, il est des remords,des grincements de dents cachés sous un sourire, etdes gueules de lions fantastiques qui vous donnent un coup dedent au cœur. – Un protêt ! y pensez-vous ? s'écria-t-elle en meregardant, vous auriez si peu d'égards pour moi ! – Si le roi medevait, madame, et qu'il ne me payât pas, je l'assignerais encoreplus promptement que tout autre débiteur. En ce momentnous entendîmes frapper doucement à la porte de la chambre.– Je n'y suis pas ! dit impérieusement la jeune femme. – Anastasie,je voudrais cependant bien vous voir. – Pas en ce moment,mon cher, répondit-elle d'une voix moins dure, mais néanmoinssans douceur. – Quelle plaisanterie ! vous parlez à quelqu'un,répondit en entrant un homme qui ne pouvait être que lecomte. La comtesse me regarda, je la compris, elle devint monesclave. Il fut un temps, jeune homme, où j'aurais été peut-être15assez bête pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j'aifait grâce à une femme qui m'a joliment roué. Je le méritais,pourquoi m'étais-je fié à elle ? – Que veut monsieur ? me demandale comte. Je vis la femme frissonnant de la tête auxpieds, la peau blanche et satinée de son cou devint rude, elleavait, suivant un terme familier, la chair de poule. Moi, je riais,sans qu'aucun de mes muscles ne tressaillît. – Monsieur est unde mes fournisseurs, dit-elle. Le comte me tourna le dos, je tiraile billet à moitié hors de ma poche. A ce mouvement inexorable,la jeune femme vint à moi, me présenta un diamant : –Prenez, dit elle, et allez-vous-en. Nous échangeâmes les deuxvaleurs, et je sortis en la saluant. Le diamant valait bien unedouzaine de cents francs pour moi. Je trouvai dans la cour unenuée de valets qui brossaient leurs livrées, ciraient leurs bottesou nettoyaient de somptueux équipages. – Voilà, me dis-je, cequi amène ces gens-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à volerdécemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas secrotter en allant à pied, le grand seigneur, ou celui qui lesinge, prend une bonne fois un bain de boue ! En ce moment,la grande porte s'ouvrit, et livra passage au cabriolet du jeunehomme qui m'avait présenté le billet. – Monsieur, lui dis-jequand il fut descendu, voici deux cents francs que je vous priede rendre à madame la comtesse, et vous lui ferez observerque je tiendrai à sa disposition pendant huit jours le gagequ'elle m'a remis ce matin. Il prit les deux cents francs, et laissaéchapper un sourire moqueur, comme s'il eût dit : – Ha ! ellea payé. Ma foi, tant mieux ! J'ai lu sur cette physionomiel'avenir de la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid, joueursans âme se ruinera, la ruinera, ruinera le mari, ruinera les enfants,mangera leurs dots, et causera plus de ravages à traversles salons que n'en causerait une batterie d'obusiers dans unrégiment. Je me rendis rue Montmartre, chez mademoiselleFanny. Je montai un petit escalier bien raide. Arrivé au cinquièmeétage, je fus introduit dans un appartement composéde deux chambres où tout était propre comme un ducat neuf.Je n'aperçus pas la moindre trace de poussière sur les meublesde la première pièce où me reçut mademoiselle Fanny, jeunefille parisienne, vêtue simplement : tête élégante et fraîche, airavenant, des cheveux châtains bien peignés, qui, retroussés endeux arcs sur les tempes, donnaient de la finesse à des yeux16bleus, purs comme du cristal. Le jour, passant à travers de petitsrideaux tendus aux carreaux, jetait une lueur douce sur samodeste figure. Autour d'elle, de nombreux morceaux de toiletaillés me dénoncèrent ses occupations habituelles, elle ouvraitdu linge. Elle était là comme le génie de la solitude. Quand jelui présentai le billet, je lui dis que je ne l'avais pas trouvée lematin. – Mais, dit-elle, les fonds étaient chez la portière. Je feignisde ne pas entendre. – Mademoiselle sort de bonne heure,à ce qu'il paraît ? – Je suis rarement hors de chez moi ; maisquand on travaille la nuit, il faut bien quelquefois se baigner. Jela regardai. D'un coup d'oeil, je devinai tout. C'était une fillecondamnée au travail par le malheur, et qui appartenait àquelque famille d'honnêtes fermiers, car elle avait quelquesunsde ces grains de rousseur particuliers aux personnes néesà la campagne. Je ne sais quel air de vertu respirait dans sestraits. Il me sembla que j'habitais une atmosphère de sincérité,de candeur, où mes poumons se rafraîchissaient. Pauvre innocente! elle croyait à quelque chose : sa simple couchette enbois peint était surmontée d'un crucifix orné de deux branchesde buis. Je fus quasi touché. Je me sentais disposé à lui offrirde l'argent à douze pour cent seulement, afin de lui faciliterl'achat de quelque bon établissement. – Mais, me dis-je, elle apeut-être un petit cousin qui se ferait de l'argent avec sa signature,et grugerait la pauvre fille. Je m'en suis donc allé, memettant en garde contre mes idées généreuses, car j'ai souventeu l'occasion d'observer que quand la bienfaisance ne nuit pasau bienfaiteur, elle tue l'obligé.  


Gobseck de BalzacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant