Tout à coup, sentant33l'importance de cette affaire, je m'interposai entre les partiesbelligérantes. – Monsieur le comte, dis-je, vous avez raison, etmonsieur Gobseck est sans aucun tort. Vous ne sauriez poursuivrel'acquéreur sans faire mettre en cause votre femme, etl'odieux de cette affaire ne retomberait pas sur elle seulement.Je suis avoué je me dois à moi-même encore plus qu'à mon caractèreofficiel de vous déclarer que les diamants dont vousparlez ont été achetés par monsieur Gobseck en ma présence ;mais je crois que vous auriez tort de contester la légalité decette vente dont les objets sont d'ailleurs peu reconnaissables.En équité, vous auriez raison ; en justice, vous succomberiez.Monsieur Gobseck est trop honnête homme pour nier que cettevente ait été effectuée à son profit, surtout quand maconscience et mon devoir me forcent à l'avouer. Maisintentassiez-vous un procès, monsieur le comte, l'issue en seraitdouteuse. Je vous conseille donc de transiger avec monsieurGobseck, qui peut exciper de sa bonne foi, mais auquelvous devrez toujours rendre le prix de la vente. Consentez à unréméré de sept à huit mois, d'un an même, laps de temps quivous permettra de rendre la somme empruntée par madame lacomtesse à moins que vous ne préfériez les racheter dèsaujourd'hui en donnant des garanties pour le paiement.L'usurier trempait son pain dans la tasse et mangeait avec uneparfaite indifférence ; mais au mot de transaction il me regardacomme s'il disait : – Le gaillard ! comme il profite de mes le-çons. De mon côté je lui ripostai par une oeillade qu'il comprità merveille. L'affaire était fort douteuse, ignoble ; il devenaiturgent de transiger. Gobseck n'aurait pas eu la ressource de ladénégation, j'aurais dit la vérité. Le comte me remercia par unbienveillant sourire. Après un débat dans lequel l'adresse etl'avidité de Gobseck auraient mis en défaut toute la diplomatied'un congrès, je préparai un acte par lequel le comte reconnutavoir reçu de l'usurier une somme de quatre-vingt-cinq millefrancs, intérêts compris, et moyennant la reddition de laquelleGobseck s'engageait à remettre les diamants au comte. –Quelle dilapidation ! s'écria le mari en signant. Comment jeterun pont sur cet abîme ? – Monsieur, dit gravement Gobseck,avez-vous beaucoup d'enfants ? Cette demande fit tressaillir lecomte comme si semblable à un savant médecin, l'usurier eûtmis tout à coup le doigt sur le siège du mal. Le mari ne34répondit pas. – Eh ! bien reprit Gobseck en comprenant le douloureuxsilence du comte, je sais votre histoire par cœur. Cettefemme est un démon que vous aimez peut-être encore ; je lecrois bien, elle m'a ému. Peut-être voudriez-vous sauver votrefortune, la réserver à un ou deux de vos enfants. Eh ! bienjetez-vous dans le tourbillon du monde, jouez, perdez cette fortune,venez trouver souvent Gobseck. Le monde dira que jesuis un juif, un arabe, un usurier, un corsaire, que je vous aurairuiné ! Je m'en moque ! Si l'on m'insulte, je mets mon homme àbas, personne ne tire aussi bien le pistolet et l'épée que votreserviteur. On le sait ! Puis ayez un ami, si vous pouvez en rencontrerun auquel vous ferez une vente simulée de vos biens. –N'appelez-vous pas cela un fidéicommis ? me demanda-t-il ense tournant vers moi. Le comte parut entièrement absorbédans ses pensées et nous quitta en nous disant : – Vous aurezvotre argent demain, monsieur, tenez les diamants prêts. – Çam'a l'air d'être bête comme un honnête homme, me dit froidementGobseck quand le comte fut parti. – Dites plutôt bêtecomme un homme passionné. – Le comte vous doit les frais del'acte, s'écria-t-il en me voyant prendre congé de lui. Quelquesjours après cette scène qui m'avait initié aux terribles mystèresde la vie d'une femme à la mode, je vis entrer le comte un matindans mon cabinet. – Monsieur, dit-il, je viens vous consultersur des intérêts graves, en vous déclarant que j'ai en vous laconfiance la plus entière, et j'espère vous en donner despreuves. Votre conduite envers madame de Grandlieu, dit lecomte, est au-dessus de tout éloge.– Vous voyez, madame, dit l'avoué à la vicomtesse que j'aimille fois reçu de vous le prix d'une action bien simple. Jem'inclinai respectueusement et répondis que je n'avais fait queremplir un devoir d'honnête homme. – Eh ! bien, monsieur, j'aipris beaucoup d'informations sur le singulier personnage auquelvous devez votre état, me dit le comte. D'après tout ceque j'en sais, je reconnais en Gobseck un philosophe de l'écolecynique. Que pensez-vous de sa probité ? – Monsieur le comte,répondis-je, Gobseck est mon bienfaiteur... à quinze pour cent,ajoutai-je en riant. Mais son avarice ne m'autorise pas à lepeindre ressemblant au profit d'un inconnu. – Parlez, monsieur! Votre franchise ne peut nuire ni à Gobseck ni à vous. Jene m'attends pas à trouver un ange dans un prêteur sur gages.35– Le papa Gobseck, repris-je, est intimement convaincu d'unprincipe qui domine sa conduite. Selon lui, l'argent est unemarchandise que l'on peut, en toute sûreté de conscience,vendre cher ou bon marché, suivant les cas. Un capitaliste està ses yeux un homme qui entre, par le fort denier qu'il réclamede son argent, comme associé par anticipation dans les entrepriseset les spéculations lucratives. A part ses principes financierset ses observations philosophiques sur la nature humainequi lui permettent de se conduire en apparence comme un usurier,je suis intimement persuadé que, sorti de ses affaires, ilest l'homme le plus délicat et le plus probe qu'il y ait à Paris. Ilexiste deux hommes en lui : il est avare et philosophe, petit etgrand. Si je mourais en laissant des enfants il serait leur tuteur.Voilà, monsieur, sous quel aspect l'expérience m'a montréGobseck. Je ne connais rien de sa vie passée. Il peut avoir étécorsaire, il a peut-être traversé le monde entier en trafiquantdes diamants ou des hommes, des femmes ou des secretsd'état, mais je jure qu'aucune âme humaine n'a été ni plus fortementtrempée ni mieux éprouvée. Le jour où je lui ai porté lasomme qui m'acquit- tait envers lui, je lui demandai, non sansquelques précautions oratoires, quel sentiment l'avait poussé àme faire payer de si énormes intérêts, et par quelle raison, voulantm'obliger, moi son ami, il ne s'était pas permis un bienfaitcomplet. – Mon fils, je t'ai dispensé de la reconnaissance en tedonnant le droit de croire que tu ne me devais rien, aussisommes-nous les meilleurs amis du monde. Cette réponse,monsieur, vous expliquera l'homme mieux que toutes les parolespossibles. – Mon parti est irrévocablement pris, me dit lecomte. Préparez les actes nécessaires pour transporter à Gobseckla propriété de mes biens. Je ne me fie qu'à vous, monsieur,pour la rédaction de la contre-lettre par laquelle il déclareraque cette vente est simulée, et prendra l'engagement deremettre ma fortune administrée par lui comme il sait administrer,entre les mains de mon fils aîné, à l'époque de sa majorité.Maintenant, monsieur, il faut vous le dire : je craindrais degarder cet acte précieux chez moi. L'attachement de mon filspour sa mère me fait redouter de lui confier cette contre-lettre.Oserais-je vous prier d'en être le dépositaire ? En cas de mort,Gobseck vous instituerait légataire de mes propriétés. Ainsi,tout est prévu. Le comte garda le silence pendant un moment36et parut très-agité. – Mille pardons, monsieur, me dit-il aprèsune pause, je souffre beaucoup, et ma santé me donne les plusvives craintes. Des chagrins récents ont troublé ma vie d'unemanière cruelle, et nécessitent la grande mesure que jeprends. – Monsieur, lui dis-je, permettez-moi de vous remercierd'abord de la confiance que vous avez en moi. Mais je dois lajustifier en vous faisant observer que par ces mesures vous exhérédezcomplétement vos... autres enfants. Ils portent votrenom. Ne fussent-ils que les enfants d'une femme autrefois aimée,maintenant déchue, ils ont droit à une certaine existence.Je vous déclare que je n'accepte point la charge dont vous voulezbien m'honorer, si leur sort n'est pas fixé. Ces paroles tirenttressaillir violemment le comte. Quelques larmes lui vinrentaux yeux, il me serra la main en me disant : – Je ne vousconnaissais pas encore tout entier. Vous venez de me causer àla fois de la joie et de la peine. Nous fixerons la part de ces enfantspar les dispositions de la contre-lettre. Je le reconduisisjusqu'à la porte de mon étude, et il me sembla voir ses traitsépanouis par le sentiment de satisfaction que lui causait cetacte de justice.– Voila, Camille, comment de jeunes femmes s'embarquentsur des abîmes. Il suffit quelquefois d'une contredanse, d'un airchanté au piano, d'une partie de campagne pour déciderd'effroyables malheurs. On y court à la voix présomptueuse dela vanité, de l'orgueil, sur la foi d'un sourire, ou par folie, parétourderie ? La Honte, le Remords et la Misère sont trois Furiesentre les mains desquelles doivent infailliblement tomberles femmes aussitôt qu'elles franchissent les bornes...– Ma pauvre Camille se meurt de sommeil, dit la vicomtesseen interrompant l'avoué. Va, ma fille, va dormir, ton cœur n'apas besoin de tableaux effrayants pour rester pur et vertueux.Camille de Grandlieu comprit sa mère, et sortit.– Vous êtes allé un peu trop loin, cher monsieur Derville, ditla vicomtesse, les avoués ne sont ni mères de famille, niprédicateurs.– Mais les gazettes sont mille fois plus...– Pauvre Derville ! dit la vicomtesse en interrompant l'avoué,je ne vous reconnais pas. Croyez-vous donc que ma fille lise lesjournaux ? – Continuez, ajouta-t-elle après une pause.37– Trois mois après la ratification des ventes consenties par lecomte au profit de Gobseck...– Vous pouvez nommer le comte de Restaud, puisque ma fillen'est plus là, dit la vicomtesse.– Soit ! reprit l'avoué. Long-temps après cette scène, jen'avais pas encore reçu la contre-lettre qui devait me resterentre les mains. A Paris, les avoués sont emportés par un courantqui ne leur permet de porter aux affaires de leurs clientsque le degré d'intérêt qu'ils y portent eux-mêmes, sauf les exceptionsque nous savons faire. Cependant, un jour quel'usurier dînait chez moi, je lui demandai, en sortant de table,s'il savait pourquoi je n'avais plus entendu parler de monsieurde Restaud. – Il y a d'excellentes raisons pour cela, merépondit-il. Le gentilhomme est à la mort. C'est une de cesâmes tendres qui ne connaissant pas la manière de tuer le chagrin,se laissent toujours tuer par lui. La vie est un travail, unmétier, qu'il faut se donner la peine d'apprendre. Quand unhomme a su la vie, à force d'en avoir éprouvé les douleurs, safibre se corrobore et acquiert une certaine souplesse qui luipermet de gouverner sa sensibilité ; il fait de ses nerfs, des espècesde ressorts d'acier qui plient sans casser ; si l'estomacest bon, un homme ainsi préparé doit vivre aussi long-tempsque vi- vent les cèdres du Liban qui sont de fameux arbres. –Le comte serait mourant ? dis-je. – Possible, dit Gobseck. Vousaurez dans sa succession une affaire juteuse. Je regardai monhomme, et lui dis pour le sonder : – Expliquez-moi donc pourquoinous sommes, le comte et moi, les seuls auxquels vousvous soyez intéressé [Coquille du Furne : intéressés.] ? – Parceque vous êtes les seuls qui vous soyez fiés à moi sans finasserie,me répondit-il. Quoique cette réponse me permît de croireque Gobseck n'abuserait pas de sa position, si les contre-lettresse perdaient, je résolus d'aller voir le comte. Je prétextai desaffaires, et nous sortîmes. J'arrivai promptement rue du Helder.Je fus introduit dans un salon où la comtesse jouait avecses enfants. En m'entendant annoncer, elle se leva par un mouvementbrusque, vint à ma rencontre, et s'assit sans mot dire,en m'indiquant de la main un fauteuil vacant auprès du feu.Elle mit sur sa figure ce masque impénétrable sous lequel lesfemmes du monde savent si bien cacher leurs passions. Leschagrins avaient déjà fané ce visage ; les lignes merveilleuses38qui en faisaient autrefois le mérite, restaient seules pour té-moigner de sa beauté. – Il est très-essentiel, madame, que jepuisse parler à monsieur le comte... – Vous seriez donc plus favoriséque je ne le suis, répondit-elle en m'interrompant. Monsieurde Restaud ne veut voir personne, il souffre à peine queson médecin vienne le voir, et repousse tous les soins, mêmeles miens. Les malades ont des fantaisies si bizarres ! ils sontcomme des enfants, ils ne savent ce qu'ils veulent. – Peut-être,comme les enfants, savent-ils très-bien ce qu'ils veulent. Lacomtesse rougit. Je me repentis presque d'avoir fait cette ré-plique digne de Gobseck. Mais, repris-je pour changer deconversation, il est impossible, madame, que monsieur de Restauddemeure perpétuellement seul. – Il a son fils aîné près delui, dit-elle. J'eus beau regarder la comtesse, cette fois elle nerougit plus, et il me parut qu'elle s'était affermie dans la résolutionde ne pas me laisser pénétrer ses secrets. – Vous devezcomprendre, madame, que ma démarche n'est point indiscrète,repris-je. Elle est fondée sur des intérêts puissants... Je memordis les lèvres, en sentant que je m'embarquais dans unefausse route. Aussi, la comtesse profita-t-elle sur-le-champ demon étourderie. – Mes intérêts ne sont point séparés de ceuxde mon mari, monsieur, dit-elle. Rien ne s'oppose à ce que vousvous adressiez à moi... – L'affaire qui m'amène ne concerneque monsieur le comte, répondis-je avec fer- meté. – Je le feraiprévenir du désir que vous avez de le voir. Le ton poli, l'airqu'elle prit pour prononcer cette phrase ne me trompèrent pas,je devinai qu'elle ne me laisserait jamais parvenir jusqu'à sonmari. Je causai pendant un moment de choses indifférentes afinde pouvoir observer la comtesse ; mais, comme toutes lesfemmes qui se sont fait un plan, elle savait dissimuler aveccette rare perfection qui, chez les personnes de votre sexe, estle dernier degré de la perfidie. Oserai-je le dire, j'appréhendaistout d'elle, même un crime. Ce sentiment provenait d'une vuede l'avenir qui se révélait dans ses gestes, dans ses regards,dans ses manières, et jusque dans les intonations de sa voix. Jela quittai. Maintenant je vais vous raconter les scènes qui terminentcette aventure, en y joignant les circonstances que letemps m'a révélées, et les détails que la perspicacité de Gobseckou la mienne m'ont fait deviner.
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Gobseck de Balzac
RandomPour celle qui on ce livre à lire pour leurs études ou pour le plaisir, le voici sur wattpad !