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  Les mots : honneur, vertu,comtesse, femme honnête, malheur, s'étaient, grâce à salangue dorée, placés comme par magie dans ses discours.Lorsque je me réveillai le lendemain matin, et que je voulus mesouvenir de ce que j'avais fait la veille, j'eus beaucoup de peineà lier quelques idées. Enfin, il me sembla que la fille d'un demes clients était en danger de perdre sa réputation, l'estime etl'amour de son mari, si elle ne trouvait pas une cinquantaine demille francs dans la matinée. Il y avait des dettes de jeu, desmémoires de carrossier, de l'argent perdu je ne sais à quoi.Mon prestigieux convive m'avait assuré qu'elle était assezriche pour réparer par quelques années d'économie l'échecqu'elle allait faire à sa fortune. Seulement alors je commençaià deviner la cause des instances de mon camarade. J'avoue, àma honte, que je ne me doutais nullement de l'importance qu'ily avait pour le papa Gobseck à se raccommoder avec ce dandy.Au moment où je me levais, monsieur de Trailles entra. – Monsieurle comte, lui dis-je après nous être adressé les complimentsd'usage, je ne vois pas que vous ayez besoin de moi pourvous présenter chez Van Gobseck, le plus poli, le plus anodinde tous les capitalistes. Il vous donnera de l'argent s'il en a, ouplutôt si vous lui présentez des garanties suffisantes. – Monsieur,me répondit-il, il n'entre pas dans ma pensée de vous forcerà me rendre un service, quand même vous me l'auriez promis.– Sardanapale ! me dis-je en moi-même, laisserai-je croireà cet homme-là que je lui manque de parole ? – J'ai eul'honneur de vous dire hier que je m'étais fort mal à proposbrouillé avec le papa Gobseck, dit-il en continuant. Or, commeil n'y a guère que lui à Paris qui puisse cracher en un moment,et le lendemain d'une fin de mois, une centaine de mille francs,je vous avais prié de faire ma paix avec lui. Mais n'en parlonsplus... Monsieur de Trailles me regarda d'un air poliment insultantet se disposait à s'en aller. – Je suis prêt à vous conduire,lui dis-je. Lorsque nous arrivâmes rue des Grès, le dandy regardaitautour de lui avec une attention et une inquiétude quim'étonnèrent. Son visage devenait livide, rougissait, jaunissaittour à tour, et quelques gouttes de sueur parurent sur sonfront quand il aperçut la porte de la maison de Gobseck. Au26moment où nous descendîmes de cabriolet, un fiacre entradans la rue des Grés. L'oeil de faucon du jeune homme lui permitde distinguer une femme au fond de cette voiture. Une expressionde joie presque sauvage anima sa figure, il appela unpetit garçon qui passait et lui donna son cheval à tenir. Nousmontâmes chez le vieil escompteur. – Monsieur Gobseck, luidis-je, je vous amène un de mes plus intimes amis (de qui je medéfie autant que du diable, ajoutai-je à l'oreille du vieillard). Ama considération, vous lui rendrez vos bonnes grâces (au tauxordinaire), et vous le tirerez de peine (si cela vous convient).Monsieur de Trailles s'inclina devant l'usurier, s'assit, et pritpour l'écouter une de ces attitudes courtisanesques dont lagracieuse bassesse vous eût séduit ; mais mon Gobseck restasur sa chaise, au coin de son feu, immobile, impassible. Gobseckressemblait à la statue de Voltaire vue le soir sous le péristyledu Théâtre-Français, il souleva légèrement, comme poursaluer, la casquette usée avec laquelle il se couvrait le chef, etle peu de crâne jaune qu'il montra achevait sa ressemblanceavec le marbre. – Je n'ai d'argent que pour mes pratiques, ditil.– Vous êtes donc bien fâché que je sois allé me ruinerailleurs que chez vous ? répondit le comte en riant. – Ruiner !reprit Gobseck d'un ton d'ironie. – Allez-vous dire que l'on nepeut pas ruiner un homme qui ne possède rien ? Mais je vousdéfie de trouver à Paris un plus beau capital que celui-ci,s'écria le fashionable en se levant et tournant sur ses talons.Cette bouffonnerie presque sérieuse n'eut pas le dond'émouvoir Gobseck. – Ne suis-je pas l'ami intime des Ronquerolles,des de Marsay, des Franchessini, des deux Vandenesse,des Ajuda-Pinto, enfin, de tous les jeunes gens les plus à lamode dans Paris ? Je suis au jeu l'allié d'un prince et d'un ambassadeurque vous connaissez. J'ai mes revenus à Londres, àCarlsbad, à Baden, à Bath. N'est-ce pas la plus brillante des industries? – Vrai. – Vous faites une éponge de moi, mordieu ! etvous m'encouragez à me gonfler au milieu du monde, pour mepresser dans les moments de crise ; mais vous êtes aussi deséponges, et la mort vous pressera. – Possible. – Sans les dissipateurs,que deviendriez-vous ? nous sommes à nous deuxl'âme et le corps – Juste. – Allons, une poignée de main, monvieux papa Gobseck, et de la magnanimité, si cela est vrai,juste et possible. – Vous venez à moi, répondit froidement27l'usurier, parce que Girard, Palma, Werbrust et Gigonnet ont leventre plein de vos lettres de change, qu'ils offrent partout àcinquante pour cent de perte ; or, comme ils n'ont probablementfourni que moitié de la valeur, elles ne valent pas vingtcinq.Serviteur ! Puis-je décemment, dit Gobseck en continuant,prêter une seule obole à un homme qui doit trente millefrancs et ne possède pas un denier ? Vous avez perdu dix millefrancs avant-hier au bal chez le baron de Nucingen. – Monsieur,répondit le comte avec une rare impudence en toisant levieillard, mes affaires ne vous regardent pas. Qui a terme, nedoit rien. – Vrai ! – Mes lettres de change seront acquittées. –Possible ! – Et dans ce moment, la question entre nous se ré-duit à savoir si je vous présente des garanties suffisantes pourla somme que je viens vous emprunter. – Juste. Le bruit quefaisait le fiacre en s'arrêtant à la porte retentit dans lachambre. – Je vais aller chercher quelque chose qui voussatisfera peut-être, s'écria le jeune homme. – O mon fils !s'écria Gobseck en se levant et me tendant les bras, quandl'emprunteur eut disparu, s'il a de bon gages, tu me sauves lavie ! J'en serais mort. Werbrust et Gigonnet ont cru me faireune farce. Grâce à toi, je vais bien rire ce soir à leurs dépens.La joie du vieillard avait quelque chose d'effrayant. Ce fut leseul moment d'expansion qu'il eut avec moi. Malgré la rapiditéde cette joie, elle ne sortira jamais de mon souvenir. – Faitesmoile plaisir de rester ici, ajouta-t-il. Quoique je sois armé, sûrde mon coup, comme un homme qui jadis a chassé le tigre, etfait sa partie sur un tillac quand il fallait vaincre ou mourir, jeme défie de cet élégant coquin. Il alla se rasseoir sur un fauteuil,devant son bureau. Sa figure redevint blême et calme. –Oh, oh ! reprit-il en se tournant vers moi, vous allez sans doutevoir la belle créature de qui je vous ai parlé jadis, j'entendsdans le corridor un pas aristocratique. En effet le jeune hommerevint en donnant la main à une femme en qui je reconnuscette comtesse dont le lever m'avait autrefois été dépeint parGobseck, l'une des deux filles du bonhomme Goriot. La comtessene me vit pas d'abord, je me tenais dans l'embrasure dela fenêtre, le visage à la vitre. En entrant dans la chambre humideet sombre de l'usurier, elle jeta un regard de défiance surMaxime. Elle était si belle que, malgré ses fautes, je la plaignis.Quelque terrible angoisse agitait son cœur, ses traits nobles et28fiers avaient une expression convulsive, mal déguisée. Ce jeunehomme était devenu pour elle un mauvais génie. J'admirai Gobseck,qui, quatre ans plus tôt, avait compris la destinée de cesdeux êtres sur une première lettre de change. – Probablement,me dis-je, ce monstre à visage d'ange la gouverne par tous lesressorts possibles : la vanité, la jalousie, le plaisir,l'entraînement du monde.– Mais, s'écria la vicomtesse, les vertus mêmes de cettefemme ont été pour lui des armes, il lui a fait verser des larmesde dévouement, il a su exalter en elle la générosité naturelle ànotre sexe, et il a abusé de sa tendresse pour lui vendre biencher de criminels plaisirs. – Je vous l'avoue, dit Derville qui necomprit pas les signes que lui fit madame de Grandlieu, je nepleurai pas sur le sort de cette malheureuse créature, sibrillante aux yeux du monde et si épouvantable pour qui lisaitdans son cœur ; non, je frémissais d'horreur en contemplantson assassin, ce jeune homme dont le front était si pur, labouche si fraîche, le sourire si gracieux, les dents si blanches,et qui ressemblait à un ange. Ils étaient en ce moment tousdeux devant leur juge, qui les examinait comme un vieux dominicaindu seizième siècle devait épier les tortures de deuxMaures, au fond des souterrains du Saint-Office. – Monsieur,existe-t-il un moyen d'obtenir le prix des diamants que voici,mais en me réservant le droit de les racheter, dit-elle d'unevoix tremblante en lui tendant un écrin. – Oui, madame,répondis-je en intervenant et me montrant. Elle me regarda,me reconnut, laissa échapper un frisson, et me lança ce coupd'oeilqui signifie en tout pays : Taisez-vous ! – Ceci, dis-je encontinuant, constitue un acte que nous appelons vente à rémé-ré, convention qui consiste à céder et transporter une proprié-té mobilière ou immobilière pour un temps déterminé, àl'expiration duquel on peut rentrer dans l'objet en litige,moyennant une somme fixée. Elle respira plus facilement. Lecomte Maxime fronça le sourcil, il se doutait bien que l'usurierdonnerait alors une plus faible somme des diamants, valeur sujetteà des baisses. Gobseck, immobile, avait saisi sa loupe etcontemplait silencieusement l'écrin. Vivrais-je cent ans, jen'oublierais pas le tableau que nous offrit sa figure. Ses jouespâles s'étaient colorées, ses yeux, où les scintillements despierres semblaient se répéter, brillaient d'un feu surnaturel. Il29se leva, alla au jour, tint les diamants près de sa bouche dé-meublée, comme s'il eût voulu les dévorer. Il marmottait devagues paroles, en soulevant tour à tour les bracelets, les girandoles,les colliers, les diadèmes, qu'il présentait à la lumièrepour en juger l'eau, la blancheur, la taille ; il les sortait del'écrin, les y remettait, les y reprenait encore, les faisait joueren leur demandant tous leurs feux, plus enfant que vieillard, ouplutôt enfant et vieillard tout ensemble. – Beaux diamants ! Celaaurait valu trois cent mille francs avant la révolution. Quelleeau ! Voilà de vrais diamants d'Asie venus de Golconde ou deVisapour ! En connaissez-vous le prix ? Non, non, Gobseck estle seul à Paris qui sache les apprécier. Sous l'empire il auraitencore fallu plus de deux cent mille francs pour faire une paruresemblable. Il fit un geste de dégoût et ajouta : – Maintenantle diamant perd tous les jours, le Brésil nous en accabledepuis la paix, et jette sur les places des diamants moinsblancs que ceux de l'Inde. Les femmes n'en portent plus qu'à lacour. Madame y va ? Tout en lançant ces terribles paroles, ilexaminait avec une joie indicible les pierres l'une après l'autre: – Sans tache, disait-il. Voici une tache. Voici une paille. Beaudiamant. Son visage blême était si bien illuminé par les feux deces pierreries, que je le comparais à ces vieux miroirs verdâtresqu'on trouve dans les auberges de province, qui acceptentles reflets lumineux sans les répéter et donnent la figured'un homme tombant en apoplexie, au voyageur assezhardi pour s'y regarder. – Eh ! bien ? dit le comte en frappantsur l'épaule de Gobseck. Le vieil enfant tressaillit. Il laissa seshochets, les mit sur son bureau, s'assit et redevint usurier, dur,froid et poli comme une colonne de marbre : – Combien vousfaut-il ? – Cent mille francs, pour trois ans, dit le comte. – Possible! dit Gobseck en tirant d'une boîte d'acajou des balancesinestimables pour leur justesse, son écrin à lui ! Il pesa lespierres en évaluant à vue de pays (et Dieu sait comme !) lepoids des montures. Pendant cette opération, la figure del'escompteur luttait entre la joie et la sévérité. La comtesseétait plongée dans une stupeur dont je lui tenais compte, il mesembla qu'elle mesurait la profondeur du précipice où elle tombait.Il y avait encore des remords dans cette âme de femme, ilne fallait peut-être qu'un effort, une main charitablement tenduepour la sauver, je l'essayai. – Ces diamants sont à vous,30madame ? lui demandai-je d'une voix claire. – Oui, monsieur,répondit-elle en me lançant un regard d'orgueil. – Faites le ré-méré, bavard ! me dit Gobseck en se levant et me montrant saplace au bureau. – Madame est sans doute mariée ? demandaijeencore. Elle inclina vivement la tête. – Je ne ferai pas l'acte,m'écriai-je. – Et pourquoi ? dit Gobseck. – Pourquoi ? repris-jeen entraînant le vieillard dans l'embrasure de la fenêtre pourlui parler à voix basse. Cette femme étant en puissance de mari,le réméré sera nul, vous ne pourriez opposer votre ignoranced'un fait constaté par l'acte même. Vous seriez donc tenude représenter les diamants qui vont vous être déposés, et dontle poids, les valeurs ou la taille seront décrits. Gobseckm'interrompit par un signe de tête, et se tourna vers les deuxcoupables : – Il a raison, dit-il. Tout est changé. Quatre- vingtmille francs comptant, et vous me laisserez les diamants !ajouta-t-il d'une voix sourde et flûtée. En fait de meubles, lapossession vaut titre. – Mais, répliqua le jeune homme. – Aprendre ou à laisser, reprit Gobseck en remettant l'écrin à lacomtesse, j'ai trop de risques à courir. – Vous feriez mieux devous jeter aux pieds de votre mari, lui dis-je à l'oreille en mepenchant vers elle. L'usurier comprit sans doute mes parolesau mouvement de mes lèvres, et me jeta un regard froid. La figuredu jeune homme devint livide. L'hésitation de la comtesseétait palpable. Le comte s'approcha d'elle, et quoiqu'il parlâttrès-bas, j'entendis : – Adieu, chère Anastasie, sois heureuse !Quant à moi, demain je n'aurai plus de soucis. – Monsieur,s'écria la jeune femme en s'adressant à Gobseck, j'accepte vosoffres. – Allons donc ! répondit le vieillard, vous êtes bien difficileà confesser, ma belle dame. Il signa un bon de cinquantemille francs sur la Banque, et le remit à la comtesse. –Maintenant, dit-il avec un sourire qui ressemblait assez à celuide Voltaire, je vais vous compléter votre somme par trentemille francs de lettres de change dont la bonté ne me sera pascontestée. C'est de l'or en barres. Monsieur vient de me dire :Mes lettres de change seront acquittées, ajouta-t-il en présentantdes traites souscrites par le comte, toutes protestées laveille à la requête de celui de ses confrères qui probablementles lui avait vendues à bas prix. Le jeune homme poussa un rugissementau milieu duquel domina le mot : – Vieux coquin ! Lepapa Gobseck ne sourcilla pas, il tira d'un carton sa paire de31pistolets, et dit froidement : – En ma qualité d'insulté, je tireraile premier. – Maxime, vous devez des excuses à monsieur,s'écria doucement la tremblante comtesse. – Je n'ai pas eul'intention de vous offenser, dit le jeune homme en balbutiant.– Je le sais bien, répondit tranquillement Gobseck, votre intentionétait seulement de ne pas payer vos lettres de change. Lacomtesse se leva, salua, et disparut en proie sans doute à uneprofonde horreur. Monsieur de Trailles fut forcé de la suivre ;mais avant de sortir : – S'il vous échappe une indiscrétion,messieurs, dit-il, j'aurai votre sang ou vous aurez le mien. –Amen, lui répondit Gobseck en serrant ses pistolets. Pour jouerson sang, faut en avoir, mon petit, et tu n'as que de la bouedans les veines. Quand la porte fut fermée et que les deux voiturespartirent, Gobseck se leva, se mit à danser en répétant : –J'ai les diamants ! j'ai les diamants ! Les beaux diamants, quelsdiamants ! et pas cher. Ah ! ah ! Wertrust et Gigonnet, vousavez cru attraper le vieux papa Gobseck ! Ego sum papa ! jesuis votre maître à tous ! Intégralement payé ! Comme ils serontsots, ce soir, quand je leur conterai l'affaire, entre deuxparties de domino ! Cette joie sombre, cette férocité de sauvage,excitées par la possession de quelques cailloux blancs,me firent tressaillir. J'étais muet et stupéfait. – Ah, ah ! te voilà,mon garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble. Nous nous amuseronschez toi, je n'ai pas de ménage. Tous ces restaurateurs,avec leurs coulis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraient lediable. L'expression de mon visage lui rendit subitement safroide impassibilité – Vous ne concevez pas cela, me dit-il ens'asseyant au coin de son foyer où il mit son poêlon de ferblancplein de lait sur le réchaud. – Voulez-vous déjeuner avecmoi ? reprit-il, il y en aura peut-être assez pour deux. – Merci,répondis-je, je ne déjeune qu'à midi. En ce moment des pasprécipités retentirent dans le corridor. L'inconnu qui survenaits'arrêta sur le palier de Gobseck, et frappa plusieurs coups quieurent un caractère de fureur. L'usurier alla reconnaître par lachattière, et ouvrit à un homme de trente-cinq ans environ, quisans doute lui parut inoffensif, malgré cette colère. Le survenantsimplement vêtu, ressemblait au feu duc de Richelieu,c'était le comte que vous avez dû rencontrer et qui avait,passez-moi cette expression, la tournure aristocratique deshommes d'état de votre faubourg. – Monsieur, dit-il, en32s'adressant à Gobseck redevenu calme, ma femme sort d'ici ? –Possible. – Eh ! bien, monsieur, ne me comprenez-vous pas ? –Je n'ai pas l'honneur de connaître madame votre épouse, ré-pondit l'usurier. J'ai reçu beaucoup de monde ce matin : desfemmes, des hommes, des demoiselles qui ressemblaient à desjeunes gens, et des jeunes gens qui ressemblaient à des demoiselles..Il me serait bien difficile de... . – Trêve de plaisanterie,monsieur, je parle de la femme qui sort à l'instant de chezvous. – Comment puis-je savoir si elle est votre femme, demandal'usurier, je n'ai jamais eu l'avantage de vous voir. – Vousvous trompez, monsieur Gobseck, dit le comte avec un profondaccent d'ironie. Nous nous sommes rencontrés dans lachambre de ma femme, un matin. Vous veniez toucher un billetsouscrit par elle, un billet qu'elle ne devait pas. – Ce n'était pasmon affaire de rechercher de quelle manière elle en avait reçula valeur, répliqua Gobseck en lançant un regard malicieux aucomte. J'avais escompté l'effet à l'un de mes confrères.D'ailleurs, monsieur, dit le capitaliste sans s'émouvoir ni presserson débit et en versant du café dans sa jatte de lait, vousme permettrez de vous faire observer qu'il ne m'est pas prouvéque vous ayez le droit de me faire des remontrances chez moi :je suis majeur depuis l'an soixante et un du siècle dernier. –Monsieur, vous venez d'acheter à vil prix des diamants de famillequi n'appartenaient pas à ma femme. – Sans me croireobligé de vous mettre dans le secret de mes affaires, je vous dirai,monsieur le comte, que si vos diamants vous ont été prispar madame la comtesse, vous auriez dû prévenir, par une circulaire,les joailliers de ne pas les acheter, elle a pu les vendreen détail. – Monsieur ! s'écria le comte, vous connaissiez mafemme. – Vrai ? – Elle est en puissance de mari. – Possible. –Elle n'avait pas le droit de disposer de ces diamants... – Juste. –Eh ! bien, monsieur ? – Eh ! bien monsieur, je connais votrefemme, elle est en puissance de mari je le veux bien, elle estsous bien des puissances ; mais – je – ne – connais pas –vos diamants.Si madame la comtesse signe des lettres de change, ellepeut sans doute faire le commerce, acheter des diamants, enrecevoir pour les vendre, ça s'est vu ! – Adieu, monsieur,s'écria le comte pâle de colère, il y a des tribunaux. – Juste. –Monsieur que voici, ajouta-t-il en me montrant, a été témoin dela vente. – Possible. Le comte allait sortir.   


Gobseck de BalzacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant