Lorsque vous êtes entré, jepensais que Fanny Malvaut serait une bonne petite femme ;j'opposais sa vie pure et solitaire à celle de cette comtesse qui,déjà tombée dans la lettre de change, va rouler jusqu'au fonddes abîmes du vice ! Eh ! bien, reprit-il après un moment de silenceprofond pendant lequel je l'examinais, croyez-vous quece ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets replisdu cœur hu- main, d'épouser la vie des autres, et de la voirà nu ? Des spectacles toujours variés : des plaies hideuses, deschagrins mortels, des scènes d'amour, des misères que leseaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme quimènent à l'échafaud, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses.Hier, une tragédie : quelque bonhomme de père quis'asphyxie parce qu'il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain,17une comédie : un jeune homme essaiera de me jouer la scènede monsieur Dimanche, avec les variantes de notre époque.Vous avez entendu vanter l'éloquence des derniers prédicateurs,je suis allé parfois perdre mon temps à les écouter, ilsm'ont fait changer d'opinion, mais de conduite, comme disait jene sais qui, jamais. Hé ! bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau,Vergniaud et les autres ne sont que des bègues auprèsde mes orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieuxnégociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut cacherla faute de son fils, un artiste sans pain, un grand sur ledéclin de la faveur, et qui, faute d'argent, va perdre le fruit deses efforts, m'ont fait frissonner par la puissance de leur parole.Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoirme tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je voisdans les cœurs. Rien ne m'est caché. L'on ne refuse rien à quilie et délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheterles consciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuisleurs garçons de bureau jusqu'à leurs maîtresses : n'est-ce pasle Pouvoir ? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plustendres caresses, n'est-ce pas le Plaisir ? Le Pouvoir et le Plaisirne résument-ils pas tout votre ordre social ? Nous sommesdans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus,les arbitres de vos destinées. La vie n'est-elle pas une machineà laquelle l'argent imprime le mouvement. Sachez-le, lesmoyens se confondent toujours avec les résultats : vousn'arriverez jamais à séparer l'âme des sens, l'esprit de la matière.L'or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles. Liéspar le même intérêt, nous nous rassemblons à certains jours dela semaine au café Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nousrévélons les mystères de la finance. Aucune fortune ne peutnous mentir, nous possédons les secrets de toutes les familles.Nous avons une espèce de livre noir où s'inscrivent les notesles plus importantes sur le crédit public, sur la Banque, sur leCommerce. Casuistes de la Bourse, nous formons un Saint-Officeoù se jugent et s'analysent les actions les plus indifférentesde tous les gens qui possèdent une fortune quelconque, et nousdevinons toujours vrai. Celui-ci surveille la masse judiciaire,celui-là la masse financière ; l'un la masse administrative,l'autre la masse commerciale. Moi, j'ai l'oeil sur les fils de famille,les artistes, les gens du monde, et sur les joueurs, la18partie la plus émouvante de Paris. Chacun nous dit les secretsdu voisin. Les passions trompées, les vanités froissées sont bavardes.Les vices, les désappointements, les vengeances sontles meilleurs agents de police. Comme moi, tous mes confrèresont joui de tout, se sont rassasiés de tout, et sont arrivés àn'aimer le pouvoir et l'argent que pour le pouvoir et l'argentmême. Ici, dit-il, en me montrant sa chambre nue et froide,l'amant le plus fougueux qui s'irrite ailleurs d'une parole et tirel'épée pour un mot, prie à mains jointes ! Ici le négociant leplus orgueilleux, ici la femme la plus vaine de sa beauté, ici lemilitaire le plus fier prient tous, la larme à l'oeil ou de rage oude douleur. Ici prient l'artiste le plus célèbre et l'écrivain dontles noms sont promis à la postérité. Ici enfin, ajouta-t-il en portantla main à son front, se trouve une balance dans laquelle sepèsent les successions et les intérêts de Paris tout entier.Croyez-vous maintenant qu'il n'y ait pas de jouissances sous cemasque blanc dont l'immobilité vous a si souvent étonné, dit-ilen me tendant son visage blême qui sentait l'argent. Je retournaichez moi stupéfait. Ce petit vieillard sec avait grandi. Ils'était changé à mes yeux en une image fantastique où se personnifiaitle pouvoir de l'or. La vie, les hommes me faisaienthorreur. – Tout doit-il donc se résoudre par l'argent ? medemandais-je. Je me souviens de ne m'être endormi que trèstard.Je voyais des monceaux d'or autour de moi. La belle comtessem'occupa. J'avouerai à ma honte qu'elle éclipsait complè-tement l'image de la simple et chaste créature vouée au travailet à l'obscurité ; mais le lendemain matin, à travers les nuéesde mon réveil, la douce Fanny m'apparut dans toute sa beauté,je ne pensai plus qu'à elle.– Voulez-vous un verre d'eau sucrée ? dit la vicomtesse en interrompantDerville.– Volontiers, répondit-il.– Mais je ne vois là-dedans rien qui puisse nous concerner,dit madame de Grandlieu en sonnant.– Sardanapale ! s'écria Derville en lâchant son juron, je vaisbien réveiller mademoiselle Camille en lui disant que son bonheurdépendait naguère du papa Gobseck, mais comme le bonhommeest mort à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, monsieur deRestaud entrera bientôt en possession d'une belle fortune. Ceci19veut des explications. Quant à Fanny Malvaut, vous la connaissez,c'est ma femme !– Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse, avouerait celadevant vingt personnes avec sa franchise ordinaire.– Je le crierais à tout l'univers, dit l'avoué.– Buvez, buvez, mon pauvre Derville. Vous ne serez jamaisrien, que le plus heureux et le meilleur des hommes.– Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse, s'écrial'oncle en relevant sa tête légèrement assoupie. Qu'en avezvousfait ?– Quelques jours après la conversation que j'avais eue avec levieux Hollandais, je passai ma thèse, reprit Derville. Je fus reçulicencié en Droit, et puis avocat. La confiance que le vieil avareavait en moi s'accrut beaucoup. Il me consultait gratuitementsur les affaires épineuses dans lesquelles il s'embarquaitd'après des données sûres, et qui eussent semblé mauvaises àtous les praticiens. Cet homme, sur lequel personne n'aurait puprendre le moindre empire, écoutait mes conseils avec unesorte de respect. Il est vrai qu'il s'en trouvait toujours trèsbien.Enfin, le jour où je fus nommé maître-clerc de l'étude oùje travaillais depuis trois ans, je quittai la maison de la rue desGrès, et j'allai demeurer chez mon patron, qui me donna latable, le logement et cent cinquante francs par mois. Ce fut unbeau jour ! Quand je fis mes adieux à l'usurier, il ne me témoignani amitié ni déplaisir, il ne m'engagea pas à le venir voir ; ilme jeta seulement un de ces regards qui, chez lui, semblaienten quelque sorte trahir le don de seconde vue. Au bout de huitjours, je reçus la visite de mon ancien voisin, il m'apportait uneaffaire assez difficile, une expropriation ; il continua sesconsultations gratuites avec autant de liberté que s'il mepayait. A la fin de la seconde année, de 1818 à 1819, mon patron,homme de plaisir et fort dépensier, se trouva dans unegêne considérable, et fut obligé de vendre sa charge. Quoiqueen ce moment les Etudes n'eussent pas acquis la valeur exorbitanteà laquelle elles sont montées aujourd'hui, mon patrondonnait la sienne, en n'en demandant que cent cinquante millefrancs. Un homme actif, instruit, intelligent pouvait vivre honorablement,payer les intérêts de cette somme, et s'en libérer endix années pour peu qu'il inspirât de confiance. Moi, le septièmeenfant d'un petit bourgeois de Noyon, je ne possédais20pas une obole, et ne connaissais dans le monde d'autre capitalisteque le papa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je ne saisquelle lueur d'espoir me prêtèrent le courage d'aller le trouver.Un soir donc, je cheminai lentement jusqu'à la rue des Grès. Lecœur me battit bien fortement quand je frappai à la sombremaison. Je me souvenais de tout ce que m'avait dit autrefois levieil avare dans un temps où j'étais bien loin de soupçonner laviolence des angoisses qui commençaient au seuil de cetteporte. J'allais donc le prier comme tant d'autres. – Eh ! bien,non, me dis-je, un honnête homme doit partout garder sa dignité.La fortune ne vaut pas une lâcheté, montrons-nous positifautant que lui. Depuis mon départ, le papa Gobseck avait louéma chambre pour ne pas avoir de voisin ; il avait aussi fait poserune petite chattière grillée au milieu de sa porte, et il nem'ouvrit qu'après avoir reconnu ma figure. – Hé ! bien, me ditilde sa petite voix flûtée, votre patron vend son Etude. –Comment savez-vous cela ? Il n'en a encore parlé qu'à moi. Leslèvres du vieillard se tirèrent vers les coins de sa bouche absolumentcomme des rideaux, et ce sourire muet fut accompagnéd'un regard froid. – Il fallait cela pour que je vous visse chezmoi, ajouta-t-il d'un ton sec et après une pause pendant laquelleje demeurai confondu. – Ecoutez-moi, monsieurGobseck, repris-je avec autant de calme que je pus en affecterdevant ce vieillard qui fixait sur moi des yeux impassibles dontle feu clair me troublait. Il fit un geste comme pour me dire : –Parlez. – Je sais qu'il est fort difficile de vous émouvoir. Aussine perdrai-je pas mon éloquence à essayer de vous peindre lasituation d'un clerc sans le sou, qui n'espère qu'en vous, et n'adans le monde d'autre cœur que le vôtre dans lequel il puissetrouver l'intelligence de son avenir. Laissons le cœur. Les affairesse font comme des affaires, et non comme des romans,avec de la sensiblerie. Voici le fait. L'étude de mon patron rapporteannuellement entre ses mains une vingtaine de millefrancs ; mais je crois qu'entre les miennes elle en vaudra quarante.Il veut la vendre cinquante mille écus. Je sens là, dis-jeen me frappant le front, que si vous pouviez me prêter lasomme nécessaire à cette acquisition, je serais libéré dans dixans. – Voilà parler, répondit le papa Gobseck qui me tendit lamain et serra la mienne. Jamais, depuis que je suis dans lesaffaires, reprit-il, personne ne m'a déduit plus clairement les21motifs de sa visite. Des garanties ? dit-il en me toisant de latête aux pieds. Néant, ajouta-t-il après une pause. Quel âgeavez-vous ? – Vingt-cinq ans dans dix jours, répondis-je ; sanscela, je ne pourrais traiter. – Juste ! – Hé ! bien ? – Possible. –Ma foi, il faut aller vite sans cela, j'aurai des enchérisseurs. –Apportez moi demain matin votre extrait de naissance, et nousparlerons de votre affaire : j'y songerai. Le lendemain, à huitheures, j'étais chez le vieillard. Il prit le papier officiel, mit seslunettes, toussa, cracha, s'enveloppa dans sa houppelandenoire, et lut l'extrait des registres de la mairie tout entier. Puisil le tourna, le retourna, me regarda, retoussa, s'agita sur sachaise, et il me dit : – C'est une affaire que nous allons tâcherd'arranger. Je tressaillis. – Je tire cinquante pour cent de mesfonds, reprit-il, quelquefois cent, deux cents, cinq cents pourcent. A ces mots je pâlis. – Mais, en faveur de notre connaissance,je me contenterai de douze et demi pour cent d'intérêtpar... Il hésita. – Eh ! bien oui, pour vous je me contenterai detreize pour cent par an. Cela vous va-t-il ? – Oui, répondis-je. –Mais si c'est trop, répliqua-t-il, défendez-vous, Grotius ! Ilm'appelait Grotius en plaisantant. En vous demandant treizepour cent, je fais mon métier ; voyez si vous pouvez les payer.Je n'aime pas un homme qui tope à tout. Est-ce trop ? – Non,dis-je, je serai quitte pour prendre un plus de mal. – Parbleu !dit-il en me jetant son malicieux regard oblique, vos clientspaieront. – Non, de par tous les diables, m'écriai-je, ce seramoi. Je me couperais la main plutôt que d'écorcher le monde !– Bonsoir, me dit le papa Gobseck. – Mais les honoraires sonttarifés, repris-je. – Ils ne le sont pas, reprit-il, pour les transactions,pour les attermoiements, pour les conciliations. Vouspouvez alors compter des mille francs, des six mille francsmême, suivant l'importance des intérêts, pour vos conférences,vos courses, vos projets d'actes, vos mémoires et votre verbiage.Il faut savoir rechercher ces sortes d'affaires. Je vous recommanderaicomme le plus savant et le plus habile desavoués, je vous enverrai tant de procès de ce genre-là, quevous ferez crever vos confrères de jalousie. Werbrust, Palma,Gigonnet, mes confrères, vous donneront leurs expropriations ;et, Dieu sait s'ils en ont ! Vous aurez ainsi deux clientèles, celleque vous achetez et celle que je vous ferai. Vous devriezpresque me donner quinze pour cent de mes cent cinquante22mille fracs. – Soit, mais pas plus, dis-je avec la fermeté d'unhomme qui ne voulait plus rien accorder au delà. Le papa Gobseckse radoucit et pa- rut content de moi. – Je paierai moimême,reprit-il, la charge à votre patron, de manière àm'établir un privilége bien solide sur le prix et le cautionnement.– Oh ! tout ce que vous voudrez pour les garanties. –Puis, vous m'en représenterez la valeur en quinze lettres dechange acceptées en blanc, chacune pour une somme de dixmille francs. – Pourvu que cette double valeur soit constatée. –Non, s'écria Gobseck en m'interrompant. Pourquoi voulez-vousque j'aie plus de confiance en vous que vous n'en avez en moi ?Je gardai le silence. – Et puis vous ferez, dit-il en continuantavec un ton de bonhomie, mes affaires sans exiger d'honorairestant que je vivrai, n'est-ce pas ? – Soit, pourvu qu'il n'y ait pasd'avances de fonds. – Juste ! dit-il. Ah çà, reprit le vieillard dontla figure avait peine à prendre un air de bonhomie, vous mepermettrez d'aller vous voir ? – Vous me ferez toujours plaisir.– Oui, mais le matin cela sera bien difficile. Vous aurez vos affaireset j'ai les miennes. – Venez le soir. – Oh ! non, répondit-ilvivement, vous devez aller dans le monde, voir vos clients. Moij'ai mes amis, à mon café. – Ses amis ! pensai-je. Eh ! bien, disje? pourquoi ne pas prendre l'heure du dîner ? – C'est cela, ditGobseck. Après la Bourse, à cinq heures. Eh ! bien, vous meverrez tous les mercredis et les samedis. Nous causerons denos affaires comme un couple d'amis. Ah ! ah ! je suis gaiquelquefois. Donnez-moi une aile de perdrix et un verre de vinde Champagne, nous causerons. Je sais bien des chosesqu'aujourd'hui l'on peut dire, et qui vous apprendront àconnaître les hommes et surtout les femmes. – Va pour la perdrixet le verre de vin de Champagne. – Ne faites pas de folies,autrement vous perdriez ma confiance. Ne prenez pas ungrand train de maison. Ayez une vieille bonne, une seule. J'iraivous visiter pour m'assurer de votre santé. J'aurai un capitalplacé sur votre tête, hé ! hé ! je dois m'informer de vos affaires.Allons, venez ce soir avec votre patron. – Pourriez-vous medire, s'il n'y a pas d'indiscrétion à le demander, dis-je au petitvieillard quand nous atteignîmes au seuil de la porte, de quelleimportance était mon extrait de baptême dans cette affaire ?Jean-Esther Van Gobseck haussa les épaules, sourit malicieusementet me répondit : – Combien la jeunesse est sotte !23Apprenez donc, monsieur l'avoué, car il faut que vous le sachiezpour ne pas vous laisser prendre, qu'avant trente ans laprobité et le talent sont encore des espèces d'hypothèques.Passé cet âge, l'on ne peut plus compter sur un homme. Et ilferma sa porte. Trois mois après, j'étais avoué. Bientôt j'eus lebonheur, madame, de pouvoir entreprendre les affaires concernantla restitution de vos propriétés. Le gain de ces procès mefit connaître. Malgré les intérêts énormes que j'avais à payer àGobseck, en moins de cinq ans je me trouvai libred'engagements. J'épousai Fanny Malvaut que j'aimais sincèrement.La conformité de nos destinées, de nos travaux, de nossuccès augmentait la force de nos sentiments. Un de sesoncles, fermier devenu riche, était mort en lui laissantsoixante-dix mille francs qui m'aidèrent à m'acquitter. Depuisce jour, ma vie ne fut que bonheur et prospérité. Ne parlonsdonc plus de moi, rien n'est insupportable comme un hommeheureux. Revenons à nos personnages. Un an aprèsl'acquisition de mon étude, je fus entraîné, presque malgrémoi, dans un déjeuner de garçon. Ce repas était la suite d'unegageure perdue par un de mes camarades contre un jeunehomme alors fort en vogue dans le monde élégant. Monsieurde Trailles, la fleur du dandysme de ce temps là, jouissait d'uneimmense réputation... .– Mais il en jouit encore, dit le comte en interrompantl'avoué. Nul ne porte mieux un habit, ne conduit un tandemmieux que lui. Maxime a le talent de jouer, de manger et deboire avec plus de grâce que qui que ce soit au monde. Il seconnaît en chevaux, en chapeaux, en tableaux. Toutes lesfemmes raffolent de lui. Il dépense toujours environ cent millefrancs par an sans qu'on lui connaisse une seule propriété, niun seul coupon de rente. Type de la chevalerie errante de nossalons, de nos boudoirs, de nos boulevards, espèce amphibiequi tient autant de l'homme que de la femme, le comte Maximede Trailles est un être singulier, bon à tout et propre à rien,craint et méprisé, sachant et ignorant tout, aussi capable decommettre un bienfait que de résoudre un crime, tantôt lâcheet tantôt noble, plutôt couvert de boue que taché de sang,ayant plus de soucis que de remords, plus occupé de bien digé-rer que de penser, feignant des passions et ne ressentant rien.Anneau brillant qui pourrait unir le Bagne à la haute société,24Maxime de Trailles est un homme qui appartient à cette classeéminemment intelligente d'où s'élancent parfois un Mirabeau,un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit descomtes de Horn, des Fouquier-Tinville et des Coignard.– Eh ! bien, reprit Derville après avoir écouté le comte,j'avais beaucoup entendu parler de ce personnage par cepauvre père Goriot, l'un de mes clients, mais j'avais évité déjàplusieurs fois le dangereux honneur de sa connaissance quandje le rencontrais dans le monde. Cependant mon camarade mefit de telles instances pour obtenir de moi d'aller à son déjeuner,que je ne pouvais m'en dispenser sans être taxé de bé-gueulisme. Il vous serait difficile de concevoir un déjeuner degarçon, madame. C'est une magnificence et une rechercherares, le luxe d'un avare qui par vanité devient fastueux pourun jour. En entrant, on est surpris de l'ordre qui règne sur unetable éblouissante d'argent, de cristaux, de linge damassé. Lavie est là dans sa fleur : les jeunes gens sont gracieux, ils sourient,parlent bas et ressemblent à de jeunes mariées, autourd'eux tout est vierge. Deux heures après, vous diriez d'unchamp de bataille après le combat : partout des verres brisés,des serviettes foulées, chiffonnées ; des mets entamés qui ré-pugnent à voir ; puis, c'est des cris à fendre la tête, des toastsplaisants, un feu d'épigrammes et de mauvaises plaisanteries,des visages empourprés, des yeux enflammés qui ne disentplus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Au milieud'un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles,d'autres entonnent des chansons ; l'on se porte des défis, l'ons'embrasse ou l'on se bat ; il s'élève un parfum détestable composéde cent odeurs et des cris composés de cent voix ; personnene sait plus ce qu'il mange, ce qu'il boit, ni ce qu'il dit ;les uns sont tristes, les autres babillent ; celui-ci est monomaneet répète le même mot comme une cloche qu'on a mise enbranle ; celui-là veut commander au tumulte ; le plus sage proposeune orgie. Si quelque homme de sang-froid entrait, il secroirait à quelque bacchanale. Ce fut au milieu d'un tumultesemblable, que monsieur de Trailles essaya de s'insinuer dansmes bonnes grâces. J'avais à peu près conservé ma raison,j'étais sur mes gardes. Quant à lui, quoiqu'il affectât d'être dé-cemment ivre, il était plein de sang-froid et songeait à ses affaires.En effet, je ne sais comment cela se fit, mais en sortant25des salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, il m'avaitentièrement ensorcelé, je lui avais promis de l'amener le lendemainchez notre papa Gobseck.
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Gobseck de Balzac
De TodoPour celle qui on ce livre à lire pour leurs études ou pour le plaisir, le voici sur wattpad !