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  Du moment où le comtede Restaud parut se plonger dans un tourbillon de plaisirs, et39vouloir dissiper sa fortune, il se passa entre les deux époux desscènes dont le secret a été impénétrable et qui permirent aucomte de juger sa femme encore plus défavorablement qu'il nel'avait fait jusqu'alors. Aussitôt qu'il tomba malade, et qu'il futobligé de s'aliter, se manifesta son aversion pour la comtesseet pour ses deux derniers enfants ; il leur interdit l'entrée de sachambre, et quand ils essayèrent d'éluder cette consigne, leurdésobéissance amena des crises si dangereuses pour monsieurde Restaud, que le médecin conjura la comtesse de ne pas enfreindreles ordres de son mari. Madame de Restaud ayant vusuccessivement les terres, les propriétés de la famille, et mêmel'hôtel où elle demeurait, passer entre les mains de Gobseckqui semblait réaliser, quant à leur fortune, le personnage fantastiqued'un ogre, comprit sans doute les desseins de son mari.Monsieur de Trailles, un peu trop vivement poursuivi parses créanciers, voyageait alors en Angleterre. Lui seul auraitpu apprendre à la comtesse les précautions secrètes que Gobseckavait suggérées à monsieur de Restaud contre elle. On ditqu'elle résista long-temps à donner sa signature, indispensableaux termes de nos lois pour valider la vente des biens, et néanmoinsle comte l'obtint. La comtesse croyait que son mari capitalisaitsa fortune, et que le petit volume de billets qui la repré-sentait serait dans une cachette, chez un notaire, ou peut-êtreà la Banque. Suivant ses calculs, monsieur de Restaud devaitposséder nécessairement un acte quelconque pour donner àson fils aîné la facilité de recouvrer ceux de ses biens auxquelsil tenait. Elle prit donc le parti d'établir autour de la chambrede son mari la plus exacte surveillance. Elle régna despotiquementdans sa maison, qui fut soumise à son espionnage defemme. Elle restait toute la journée assise dans le salon attenantà la chambre de son mari, et d'où elle pouvait entendreses moindres paroles et ses plus légers mouvements. La nuit,elle faisait tendre un lit dans cette pièce, et la plupart dutemps elle ne dormait pas. Le médecin fut entièrement dansses intérêts. Ce dévouement parut admirable. Elle savait, aveccette finesse naturelle aux personnes perfides, déguiser la ré-pugnance que monsieur de Restaud manifestait pour elle, etjouait si parfaitement la douleur, qu'elle obtint une sorte de cé-lébrité. Quelques prudes trouvèrent même qu'elle rachetaitainsi ses fautes. Mais elle avait toujours devant les yeux la40misère qui l'attendait à la mort du comte, si elle manquait deprésence d'esprit. Ainsi cette femme, repoussée du lit de douleuroù gémissait son mari, avait tracé un cercle magique àl'entour. Loin de lui, et près de lui, disgraciée et toute-puissante,épouse dévouée en apparence, elle guettait la mort et lafortune, comme cet insecte des champs qui, au fond du précipicede sable qu'il a su arrondir en spirale, y attend son inévitableproie en écoutant chaque grain de poussière qui tombe.Le censeur le plus sévère ne pouvait s'empêcher de reconnaîtreque la comtesse portait loin le sentiment de la maternité.La mort de son père fut, dit-on, une leçon pour elle. Idolâtrede ses enfants, elle leur avait dérobé le tableau de sesdésordres, leur âge lui avait permis d'atteindre à son but et des'en faire aimer, elle leur a donné la meilleure et la plusbrillante éducation. J'avoue que je ne puis me défendre pourcette femme d'un sentiment admiratif et d'une compatissancesur laquelle Gobseck me plaisante encore. A cette époque, lacomtesse, qui reconnaissait la bassesse de Maxime, expiait pardes larmes de sang les fautes de sa vie passée. Je le crois.Quelque odieuses que fussent les mesures qu'elle prenait pourreconquérir la fortune de son mari, ne lui étaient-elles pas dictéespar son amour maternel et par le désir de réparer sestorts envers ses enfants ? Puis, comme plusieurs femmes quiont subi les orages d'une passion, peut-être éprouvait-elle lebesoin de redevenir vertueuse. Peut-être ne connut-elle le prixde la vertu qu'au moment où elle recueillit la triste moisson seméepar ses erreurs. Chaque fois que le jeune Ernest sortait dechez son père, il subissait un interrogatoire inquisitorial surtout ce que le comte avait fait et dit. L'enfant se prêtait complaisammentaux désirs de sa mère qu'il attribuait à un tendresentiment, et il allait au-devant de toutes les questions. Ma visitefut un trait de lumière pour la comtesse qui voulut voir enmoi le ministre des vengeances du comte, et résolut de ne pasme laisser approcher du moribond. Mû [Coquille du Furne :Mu.] par un pressentiment sinistre, je désirais vivement meprocurer un entretien avec monsieur de Restaud, car je n'étaispas sans inquiétude sur la destinée des contre-lettres ; si ellestombaient entre les mains de la comtesse, elle pouvait les fairevaloir, et il se serait élevé des procès interminables entre elleet Gobseck. Je connaissais assez l'usurier pour savoir qu'il ne41restituerait jamais les biens à la comtesse, et il y avait de nombreuxéléments de chicane dans la contexture de ces titresdont l'action ne pouvait être exercée que par moi. Je voulusprévenir tant de malheurs, et j'allai chez la comtesse une secondefois.– J'ai remarqué, madame, dit Derville à la vicomtesse deGrandlieu en prenant le ton d'une confidence, qu'il existe certainsphénomènes moraux auxquels nous ne faisons pas assezattention dans le monde. Naturellement observateur, j'ai portédans les affaires d'intérêt que je traite et où les passions sont sivivement mises en jeu, un esprit d'analyse involontaire. Or, j'aitoujours admiré avec une surprise nouvelle que les intentionssecrètes et les idées que portent en eux deux adversaires, sontpresque toujours réciproquement devinées. Il se rencontre parfoisentre deux ennemis la même lucidité de raison, la mêmepuissance de vue intellectuelle qu'entre deux amants qui lisentdans l'âme l'un de l'autre. Ainsi, quand nous fûmes tous deuxen présence la comtesse et moi, je compris tout à coup la causede l'antipathie qu'elle avait pour moi, quoiqu'elle déguisât sessentiments sous les formes les plus gracieuses de la politesseet de l'aménité. J'étais un confident imposé, et il est impossiblequ'une femme ne haïsse pas un homme devant qui elle est obligéede rougir. Quant à elle, elle devina que si j'étais l'hommeen qui son mari plaçait sa confiance, il ne m'avait pas encoreremis sa fortune. Notre conversation, dont je vous fais grâce,est restée dans mon souvenir comme une des luttes les plusdangereuses que j'ai subies. La comtesse, douée par la naturedes qualités nécessaires pour exercer d'irrésistibles séductions,se montra tour à tour, souple, fière, caressante,confiante ; elle alla même jus- qu'à tenter d'allumer ma curiosité,d'éveiller l'amour dans mon cœur afin de me dominer : elleéchoua. Quand je pris congé d'elle, je surpris dans ses yeuxune expression de haine et de fureur qui me fit trembler. Nousnous séparâmes ennemis. Elle aurait voulu pouvoir m'anéantir,et moi je me sentais de la pitié pour elle, sentiment qui, pourcertains caractères, équivaut à la plus cruelle injure. Ce sentimentperça dans les dernières considérations que je lui présentai.Je lui laissai, je crois, une profonde terreur dans l'âme enlui déclarant que, de quelque manière qu'elle pût s'y prendre,elle serait nécessairement ruinée. – Si je voyais monsieur le42comte, au moins le bien de vos enfants... – Je serais à votremerci, dit-elle en m'interrompant par un geste de dégoût. Unefois les questions posées entre nous d'une manière si franche,je résolus de sauver cette famille de la misère qui l'attendait.Déterminé à commettre des illégalités judiciaires, si ellesétaient nécessaires pour parvenir à mon but, voici quels furentmes préparatifs. Je fis poursuivre monsieur le comte de Restaudpour une somme due fictivement à Gobseck et j'obtins descondamnations. La comtesse cacha nécessairement cette procédure,mais j'acquérais ainsi le droit de faire apposer les scellésà la mort du comte. Je corrompis alors un des gens de lamaison, et j'obtins de lui la promesse qu'au moment même oùson maître serait sur le point d'expirer, il viendrait meprévenir, fût-ce au milieu de la nuit, afin que je pusse intervenirtout à coup, effrayer la comtesse en la menaçant d'une subiteapposition de scellés, et sauver ainsi les contre-lettres.J'appris plus tard que cette femme étudiait le code en entendantles plaintes de son mari mourant. Quels effroyables tableauxne présenteraient pas les âmes de ceux qui environnentles lits funèbres, si l'on pouvait en peindre les idées ? Et toujoursla fortune est le mobile des intrigues qui s'élaborent, desplans qui se forment, des trames qui s'ourdissent ! Laissonsmaintenant de côté ces détails assez fastidieux de leur nature,mais qui ont pu vous permettre de deviner les douleurs decette femme, celles de son mari, et qui vous dévoilent les secretsde quelques intérieurs semblables à celui-ci. Depuis deuxmois le comte de Restaud, résigné à son sort, demeurait couché,seul, dans sa chambre. Une maladie mortelle avait lentementaffaibli son corps et son esprit. En proie à ces fantaisiesde malade dont la bizarrerie semble inexplicable, il s'opposait àce qu'on appropriât son appar- tement, il se refusait à toute espècede soin, et même à ce qu'on fît son lit. Cette extrême apathies'était empreinte autour de lui : les meubles de sachambre restaient en désordre. La poussière, les toilesd'araignées couvraient les objets les plus délicats. Jadis richeet recherché dans ses goûts, il se complaisait alors dans letriste spectacle que lui offrait cette pièce où la cheminée, le secrétaireet les chaises étaient encombrés des objets que nécessiteune maladie : des fioles vides ou pleines, presque toutessales ; du linge épars, des assiettes brisées, une bassinoire43ouverte devant le feu, une baignoire encore pleine d'eau miné-rale. Le sentiment de la destruction était exprimé dans chaquedétail de ce chaos disgracieux. La mort apparaissait dans leschoses avant d'envahir la personne. Le comte avait horreur dujour, les persiennes des fenêtres étaient fermées, et l'obscuritéajoutait encore à la sombre physionomie de ce triste lieu. Lemalade avait considérablement maigri. Ses yeux, où la vie semblaits'être réfugiée, étaient restés brillants. La blancheur lividede son visage avait quelque chose d'horrible, que rehaussaitencore la longueur extraordinaire de ses cheveux qu'iln'avait jamais voulu laisser couper, et qui descendaient enlongues mèches plates le long de ses joues. Il ressemblait auxfanatiques habitants du désert. Le chagrin éteignait tous lessentiments humains en cet homme à peine âgé de cinquanteans, que tout Paris avait connu si brillant et si heureux. Aucommencement du mois de décembre de l'année 1824, un matin,il regarda son fils Ernest qui était assis au pied de son lit,et qui le contemplait douloureusement. – Souffrez-vous ? luiavait demandé le jeune vicomte. – Non ! dit-il avec un effrayantsourire, tout est ici et autour du cœur ! Et après avoir montrésa tête, il pressa ses doigts décharnés sur sa poitrine creuse,par un geste qui fit pleurer Ernest. – Pourquoi donc ne vois-jepas venir monsieur Derville ? demanda-t-il à son valet dechambre qu'il croyait lui être très-attaché, mais qui était tout àfait dans les intérêts de la comtesse. – Comment, Maurice,s'écria le moribond qui se mit sur son séant et parut avoir recouvrétoute sa présence d'esprit, voici sept ou huit fois que jevous envoie chez mon avoué, depuis quinze jours, et il n'est pasvenu ? Croyez-vous que l'on puisse se jouer de moi ? Allez lechercher sur-le-champ, à l'instant, et ramenez-le. Si vousn'exécutez pas mes ordres, je me lèverai moi-même et j'irai... –Madame, dit le valet de chambre en sortant, vous avez entendumonsieur le comte, que dois-je faire ? – Vous feindrez d'allerchez l'avoué, et vous reviendrez dire à monsieur que sonhomme d'affaires est allé à quarante lieues d'ici pour un procèsimportant. Vous ajouterez qu'on l'attend à la fin de la semaine.– Les malades s'abusent toujours sur leur sort, pensa la comtesse,et il attendra le retour de cet homme. Le médecin avaitdéclaré la veille qu'il était difficile que le comte passât la journée.Quand deux heures après, le valet de chambre vint faire à44son maître cette réponse désespérante, le moribond parut trèsagité.– Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta-t-il à plusieurs reprises,je n'ai confiance qu'en vous. Il regarda son fils pendant longtemps,et lui dit enfin d'une voix affaiblie : – Ernest, mon enfant,tu es bien jeune ; mais tu as bon cœur et tu comprendssans doute la sainteté d'une promesse faite à un mourant, à unpère. Te sens-tu capable de garder un secret, de l'ensevelir entoi-même de manière à ce que ta mère elle-même ne s'en doutepas ? Aujourd'hui, mon fils, il ne reste que toi dans cette maisonà qui je puisse me fier. Tu ne trahiras pas ma confiance ? –Non, mon père. – Eh ! bien, Ernest, je te remettrai, dansquelques moments, un paquet cacheté qui appartient à monsieurDerville, tu le conserveras de manière à ce que personnene sache que tu le possèdes, tu t'échapperas de l'hôtel et tu lejetteras à la petite poste qui est au bout de la rue. – Oui, monpère. – Je puis compter sur toi ? – Oui, mon père. – Viensm'embrasser. Tu me rends ainsi la mort moins amère, moncher enfant. Dans six ou sept années, tu comprendrasl'importance de ce secret, et alors, tu seras bien récompenséde ton adresse et de ta fidélité, alors tu sauras combien jet'aime. Laisse-moi seul un moment et empêche qui que ce soitd'entrer ici. Ernest sortit, et vit sa mère debout dans le salon. –Ernest, lui dit-t-elle, viens ici. Elle s'assit en prenant son filsentre ses deux genoux, et le pressant avec force sur son cœur,elle l'embrassa. – Ernest, ton père vient de te parler. – Oui, maman.– Que t'a-t-il dit ? – Je ne puis pas le répéter, maman. –Oh ! mon cher enfant, s'écria la comtesse en l'embrassant avecenthousiasme, combien de plaisir me fait ta discrétion ! Ne jamaismentir et rester fidèle à sa parole, sont deux principesqu'il ne faut jamais oublier. – Oh ! que tu es belle, maman ! Tun'as jamais menti, toi ! j'en suis bien sûr. – Quelquefois, moncher Ernest, j'ai menti. Oui, j'ai manqué à ma parole en des circonstancesdevant lesquelles cèdent toutes les lois. Ecoutemon Ernest, tu es assez grand, assez raisonnable pourt'apercevoir que ton père me repousse, ne veut pas de messoins, et cela n'est pas naturel, car tu sais combien je l'aime. –Oui, maman. – Mon pauvre enfant, dit la comtesse en pleurant,ce malheur est le résultat d'insinuations perfides. De mé-chantes gens ont cherché à me séparer de ton père, dans le butde satisfaire leur avidité.  


Gobseck de BalzacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant