- Merde merde merde !
L'homme continua d'égrener son chapelet de jurons, en ajoutant parfois de plus grossiers qui résonnaient plus, aussi, remontaient le long du tube en pierre et parvenaient aux oreilles de son acolyte qui, toujours fermement accroché à son boyau, se gardait bien de l'interrompre.
Tout en jurant, il gardait la corde dans sa main droite et ses pieds n'avaient pas bougé d'un centimètre depuis que, parvenu ici bas en rappel, il les avait posés sur le sol moussu et assuré ainsi sa stabilité.
- Mais merde merde merde !
Le puits sentait le refermé, l'humidité suintait par toutes les pores possibles de cette pierre poreuse, grises et mouillée d'une terre compactée, que recouvraient sur presque toute la surface une mousse graisseuse, verte d'eau et d'œufs de moustiques. L'espace était étroit et ne dépassait guère les deux mètres de diamètre. Un cylindre enfoncé dans le sol d'une forêt possessive, par environ sept mètres de profondeur dont un au-dessus de la surface recouverte de feuilles cassantes et d'épines de pin.
- Bon, on fait quoi ? lança Nathan – et sa voix se répercuta dans tout l'habitacle, entrant avec effraction dans ses oreilles.
Sa langue sèche passa sur des lèvres gercées. Un corps. Frank se trouvait dans un puits – son puits, qu'il visitait quotidiennement, presque amoureusement, et il avait un corps à ses pieds. Pas n'importe lequel, cependant ; le corps de la disparue, cette fille métisse qui s'était évanouie dans la nature et qu'on n'avait plus revu depuis septembre dernier. Ses mains poisseuses de sueur fouillèrent dans ses larges poches sales à la recherche d'une petite lampe frontale qui ne le quittait jamais. Son souffle était rauque, son cerveau lent. Il la trouva, ne prit pas la peine de la mettre sur sa tête et éclaira le fond du Puits de la Sorcière.
- Alors ? insista Nathan, on va pas rester comme ça éternellement !
- Je réfléchis ! lui répliqua-t-il en hurlant.
Il réfléchissait, oui. Comme un problème de maths. Quel était l'énoncé professeur ? Non, il n'aimait pas les maths, pas un problème de maths. Il préférait étudier du français. Flaubert, son auteur préféré. Un texte à analyser. Professeur, quels sont les mots-clés de ce texte ? Voyons, Frank, c'est corps, ici, mort et ton domaine de juridiction. Professeur, qu'ai-je que je fais ? Voyons, Frank, tu fais ce que tu as à faire : tu analyses. Il analysa donc. Sans toucher, sans bouger un pied, juste ses doigts pour promener le corps sur l'ensemble du site. Dommage, il n'avait pas d'appareil photo. Il l'avait toujours bien entendu – rapport à son travail, mais dans sa moto. Ce ne devait être que sa petite visite – coucou le puits ! Comment tu vas aujourd'hui ? Toujours aussi inutilisable, hein ? Boh, c'est pas grave, moi je t'aime, tu sais, tu fais partie du décor, j'aime bien m'asseoir sur ta margelle, mais c'est pas tout ça, j'ai un sacré boulot aujourd'hui, faut que je te laisse, mais ne t'inquiète pas, je repasse demain – un heure pas plus, juste vérifier qu'aucun malotru n'avait laissé trainer de cochonnerie dans la forêt, que Ber n'avait pas augmenté de volume, pas non plus d'odeur de poudre dans l'air qui trahirait une présence non désirée en ces lieux. Rien de plus, rien de moins non plus. Et ensuite, hop, direction la montagne, ses larges espaces, ses conifères raréfiés, ses chèvres bêlantes – non, pas tout de suite, encore un peu d'altitude. Et elle. Il était venu pour elle, oui, pour accomplir son boulot. Pas pour... Enfin, ça revenait au même puisque... Non, ce n'était pas pareil, pas pareil du tout. Calme-toi Frank, les humains ne sont pas des animaux. Et l'inverse n'est pas vrai non plus. Revenir à l'analyse.
Suite à un tremblement de terre en 1807, la margelle avait perdu quelques pierres qui avaient chut jusqu'au fond. Leurs coins s'étaient émoussés, arrondis, leurs surfaces s'étaient rendus plus glissantes avant d'être petit à petit absorbé par l'écosystème du puits. C'étaient justement sur ces pierres que se dressait Frank. Il y avait aussi – sauf en été où il faisait trop chaud, une petite mare, une flaque d'eau de dix centimètres d'où émanaient, si on prêtait bien l'oreille, les cris minuscules de grenouillettes vertes bondissantes. Cela donnait une odeur assez entêtante qui ne dérangeait pas Frank – il en était presque venu à l'apprécier. Mais à cette odeur de pin, d'humidité, de vieille pierre, de forêt en somme, se mêlait une autre odeur plus tenace, plus répugnante, qui prenait à la gorge, faisait remonter les boyaux jusque dans la bouche et assaillait les yeux : l'odeur d'un cadavre en décomposition. Le garde-forestier était aussi habitué à cette odeur, il lui arrivait de la rencontrer, au détour du chemin, les restes d'un repas non fini, la bête crevée exposant à l'air à ses côtes rougeâtres. Mais alors, ça restait naturel, normal pour la nature. Il ne rentrait pas la bête, ne l'enterrait pas – quelqu'un d'autre voudrait peut-être s'y servir. Puis, l'odeur était si fine, se mêlait au vent et partait, tout simplement. Ce qu'il avait, là, sous les yeux, n'était ni naturel, ni normal. C'était de la barbarie.

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Les Chroniques du Mouron (Terminé)
Bí ẩn / Giật gânLes Chroniques, ce sont des histoires disparates qui ont pour point commun d'être toutes reliées au Mouron, cette minuscule région dans le Centre constituée uniquement de trois hameaux. À priori, donc, rien d'intéressant ne pourrait se produire dans...