Jack Morrit avait trente et un ans et était passé inspecteur en chef depuis cinq ans. Techniquement parlant, cela signifiait qu'il gagnait plus pour strictement le même boulot. Au commissariat de Berlieu, il y avait lui, trois gendarmes et une gentille secrétaire – mais déjà prise par un des dits gendarmes ce qui en soit n'était pas trop grave car elle n'était pas son genre. Jack était un grand type, les cheveux coupés très courts, la veste impeccable, le pantalon en tissu et une montre dorée au poignet qu'il n'arrêtait pas de tripoter dès qu'il se sentait nerveux. Parfois il se laissait trois poils de barbe parce qu'il croyait que cela lui donnait un certain style. Il avait grandi ici, dans le Mouron, avant de partir faire ses études à Fontainebleau. Nourri des romans de Dickens, d'Agatha Christie et de Conan Doyle, il rêvait de devenir un grand inspecteur de police. Dans son esprit, il résoudrait de cruels meurtres, consolerait des veuves éplorées et apporterait la justice là où elle était demandée. Une sorte de cow-boy avec une loupe, en fait.
Bien sûr, tout ne s'était pas exactement passé comme il l'espérait. À la récréation, il se faisait harceler par des gamins de CM2 plus imposants que lui et il découvrit qu'il était, au fond, bien peureux. Au collège, bien qu'il diversifiât tant qu'il le pût ses manœuvres de charme, les filles restèrent toujours insensibles à sa drague. Puis vint le lycée où il découvrir la cigarette et son effort sur les résultats scolaires. Sans être un mauvais élève, Jack avait toujours su se maintenir dans une certaine moyenne qui lui avait permis d'aller là où il le souhaitait, mais voilà que soudainement, arrivé au bout de ce long chemin qu'est l'enfance et sa compagne l'adolescence, il risquait de tout perdre et ne pas rejoindre l'école de ses rêves. Même cette pensée ne parvint pas à lui faire lâcher le feu et les cours séchés. Néanmoins, ce qui avait détruit ses deux années de première et de terminale, lui sauva son bac en lui permettant de rester éveillé les trois nuits qui lui furent nécessaires pour potasser tous ses cours. Il passa ric-rac, mais il passa. À 18 ans, il laissait derrière lui Berlieu, ses potes, sa famille et disparaissait loin ailleurs.
À Fontainebleau, là non plus, rien ne se passa comme prévu. Tout d'abord, il découvrit avec dépit que non, s'il parvenait à obtenir son diplôme d'inspecteur, il ne résoudrait pas des crimes à la Hercule Poirot. En même temps que cette découverte, il en fit une deuxième, plus surprenante encore, quand il découvrit le sens du mot « bureaucratie ». Et bien sûr, aucun stage pratique durant toutes ces années. Il se bourrait le crâne avec des tas de choses inutiles. Aucun cours ne lui apprenait le sens de la déduction. Il devait apprendre à interroger des témoins, laisser faire la police scientifique, suivre des suspects, les interroger puis, si l'un s'avérait être le coupable, monter tout le dossier juridique contre lui. Pas de soudaines illuminations de la part d'un acolyte devant une photo floue qui conduisait à une haletante course poursuite avec tirs de pistolets et défonçage de portes avec un seul coup de pied. Et plus Jack apprenait son métier, plus il se lamentait devant les séries dites policières faites en Amérique et qui commençaient à s'importer en Europe.
Enfin, il fut diplômé et son ordre de mission fut de retourner dans sa ville natale pour y relever l'ancien inspecteur-commissaire partant à la retraite. Il se retrouva donc à la tête d'un bâtiment de plain-pied, peu fréquenté, d'un vieux secrétaire à moitié sourd qui tapait mal les déclarations une fois sur deux – heureusement, lui aussi partit rapidement à la retraite, et de trois subalternes qui a leur début, pensaient que leur rôle de surveillance nocturne consistait à se bourrer la gueule – ils arrêtèrent subitement quand un accident de route faillit être mortel.
Les mois commencèrent à s'écouler, mornes. Pas de meurtres, pas de tueurs en série, même pas un cambrioleur malicieux. Mais, aussi étonnant que cela pût paraître, Jack finit par apprécier ce genre de vie. Il n'avait aucun chef au dessus de lui, l'ambiance était sympa, les horaires plutôt à sa guise, ses vacances jamais tronquées par des affaires urgentes – si ce n'étaient les débordements usuelles des fêtes de fin d'année, qu'elles fussent scolaires ou civiles, mais ce n'étaient que quelques jours dans l'année et encore, ils tombaient de façon si précise qu'il était capable de s'organiser, aucun risque d'être licencié et un salaire suffisant pour partir voir la mer trois semaines chaque été. Dans la rue, les gens le reconnaissaient et le saluaient poliment. Sa plus grosse anxiété était devenue de savoir s'ils parviendraient à battre l'équipe de foot du commissariat de Châtelain lors de leur rencontre trimestrielle. Parfois, un fou du volant ou tout simplement un homme quelque peu imbibé était repéré sur une route. Jack pouvait alors monter dans sa voiture et conduire aussi vite qu'il le voulait, tous gyrophares allumés. Ce n'était pas les courses poursuites de ses séries télévisées, mais sur les routes en piteux état du Mouron, c'était presque faire le Paris-Dakar. La routine s'installa donc rapidement sans que Jack ne la regarda d'un mauvais œil. Un jour, un cambriolage eut lieu à Berlieu. C'était l'appartement d'une vieille femme dont tous les bijoux avaient été dérobés. Jack agit avec la minutie qu'on leur avait appris dans son école, dirigeant d'une main gantée une enquête sans anicroche, ni défaut. Le suspect fut appréhendé et arrêté. Jack mena l'interrogatoire, les nerfs à vif et dégoulinant de sueur, mais tout se passa comme dans les rêves de tous inspecteurs et le suspect avoua. Les bijoux furent retrouvés chez lui dès qu'il eût donné l'accord pour la fouille. Le dossier juridique fut prestement monté et parfaitement. Le procès qui en découla fut très rapide. Et avec surprise, une semaine après sa fin, Jack découvrit dans sa boîte aux lettres sa montée en grade accompagnée de son augmentation. Il était donc censé, désormais, répondre aux besoins de sa commune, mais aussi vérifier que les affaires étant sur le point d'être classées, à Châtelain ou Val-vieux, fussent bien nettes. En pratique, il délégua ce travail à un de ses gendarmes, Colin, en l'inscrivant comme heures supplémentaires. Tout le monde était satisfait. Une seule ombre gâchait le tableau : à presque trente ans, Jack n'avait toujours pas de petite amie. Cependant, là encore, Dame Fortune sembla se pencher sur lui car, peu après ces événements, une femme divorcée arriva en ville. Elle était cultivée, énergique, belle évidemment et la seule chose qui aurait pu se mettre en travers de leur liaison – un gosse qu'elle avait eu de son précédent mariage, était si plein de vie qu'ils s'étaient immédiatement acceptés l'un l'autre. Tout allait donc pour le mieux jusqu'à ce qu'arrivât le malheur sous la forme de l'enlèvement d'une jeune fille, une lycéenne localisée à Berlieu, dans son domaine de juridiction.
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Les Chroniques du Mouron (Terminé)
Misterio / SuspensoLes Chroniques, ce sont des histoires disparates qui ont pour point commun d'être toutes reliées au Mouron, cette minuscule région dans le Centre constituée uniquement de trois hameaux. À priori, donc, rien d'intéressant ne pourrait se produire dans...