4 Vies

Mélanie

Je m'assieds sur une table au fond de la classe. Tout au fond de la classe. Deux mois que mon fils ou ma fille grandit dans mon ventre sans que personne d'autre que moi ne le sache. Ça commence à se voir, et je ne sais toujours pas quoi faire. Je ne sais pas. Je n'ai personne pour m'aider, j'ai peur d'en parler. Ça pèse lourd, bien plus lourd que les regards rieurs, bien plus lourd que les remarques de ma mère. J'ai honte, et je suis la seule à le ressentir. Et ce n'est pas juste. Depuis l'AVC de mon père, plus rien n'est pareil à la maison. Avant j'avais quelqu'un à qui parler, aujourd'hui il n'est plus là. Il est en vie, mais il n'est plus là. Chaque jour, je me sens un peu plus lourde. Chaque jour, j'ai l'impression que je vais finir par m'enfoncer dans le sol et parfois c'est ce que j'aimerais. Heureusement, il y a Mirage. Mirage est là depuis le début, mais ce n'est pas pareil. J'aurais aimé une famille normale, une mère aimante qui me sourit, qui se préoccupe de moi. Quelqu'un d'assez fort pour me remettre dans le droit chemin quand je vacille, quelqu'un qui aurait séché mes larmes quand j'en aurais eu besoin. J'aurais aimé un père en bonne santé, j'aurais aimé qu'il revienne. Ça, c'est le rêve, la réalité est toujours plus dure, plus froide.

— Mélanie, tu peux répéter ce que je viens de dire ?

Je lève la tête vers mon interlocutrice. Mme Marcal, ma prof de SVT. Gentille, très compréhensive, mais avec une mauvaise manie à interroger ceux qui n'écoutent pas.

— Hum ?

Et à poser des questions idiotes alors qu'elle connaît la réponse.

— Je vois... carnet.

Je soupire en sortant mon carnet et en le posant au coin de la table. Mme Marcal vient le ramasser et me demande de venir lui parler après la sonnerie. J'acquiesce en espérant qu'elle oubliera.

Le cours se déroule lentement et sans accroc. C'est dingue comme les heures de SVT semblent longues, ou peut-être que c'est simplement moi qui n'arrive pas à leur trouver de l'intérêt. La sonnerie retentit et les élèves se précipitent à l'extérieur de la classe. Je range mes affaires et m'apprête à filer, mais il faut croire que ma grossesse diminue de moitié mes capacités d'infiltration.

— Mélanie, viens ici s'il te plait.

Je lève les yeux au ciel et avance vers son bureau.

— Je ne comprends pas pourquoi tu n'écoutes plus en classe. Tu étais une bonne élève et depuis quelques mois plus rien ne va... tu as des problèmes ?

Oh non, pas du tout : mon père est quasiment mort, ma mère me déteste, je suis enceinte, le père n'est même pas au courant et je suis la risée du lycée. Sinon, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

— Non, madame, tout va bien je vous jure. Je peux y aller maintenant ?

— Oui...sache que je suis là si tu veux parler.

— Merci. Je peux récupérer mon carnet ?

Elle acquiesce, je prends mon carnet et sort de la classe. Je vérifie en vitesse que Mme Marcal n'a rien noté à l'intérieur et remarque avec soulagement que c'est le cas. C'est l'heure de la pause déjeuner et je sens que je vais encore manger seule en parlant avec Mirage. Après ça, je tournerai la tête et je verrai les autres. Je les verrai plaisanter, discuter, être jeunes, être insouciants. Je les observerai briser méticuleusement chaque morceau de mon cœur et comme d'habitude, je ferai comme si ça n'importait pas.