Pourquoi je me retrouve au comptoir de ce bar, déjà ? Ah oui, à cause de Kenan. Parce que mônsieur m'a crié dessus, à moi, parce qu'il a loupé son occasion en or. Comme si c'était de ma faute si ses abrutis de joueurs sont incapables d'arriver à l'heure et sobres lors d'un spectacle. Comme si ce n'était pas légitime de demander un peu d'attention. Après tout, je suis sa petite-amie, non ? Il serait normal qu'il passe un peu de temps avec moi. Je ne lui demande évidemment pas d'abandonner ses projets pour passer ses journées avec moi. Mais un coup de fil par semaine pour m'annoncer que tel concert a marché du tonnerre, c'est trop peu pour moi. Je ne suis pas égoïste. Du moins, je ne crois pas. J'ai attendu des semaines, quand il me promettait « c'est bientôt fini, on a bientôt signé, tu vas voir ». Il aurait pu me prévenir que « bientôt » se comptait en mois. Donc, je suis assise dans ce bar, parce que, deux heures plus tôt, j'ai osé lui demander de passer la soirée chez moi, alors que son contrat est tombé à l'eau. Je peux bien comprendre qu'il ne soit pas bien. Mais j'aurais pu le consoler. Et même sans ça, il n'avait pas à me hurler dessus. Je ne suis pas une potiche d'artiste, tout juste à se pointer à tous les concerts pour lui montrer mon adoration. Et puis quoi encore ? Je commande une troisième bière. Je sais, je n'ai que dix-sept ans. Je sais, ma mère va me tuer, quand elle saura où j'ai passé la soirée. Mais elle n'est pas obligée de le savoir. Quant au barman, je sais qu'il ne remarquera rien. J'ai toujours fais plus que mon âge. Je n'aime pas particulièrement la bière. C'est amer, je trouve. Mais ce n'est pas assez fort pour me rendre saoule et si je souhaite oublier Kenan le temps d'une soirée, je n'ai pas pour autant envie de finir ivre, et de culpabiliser demain pour tout ce que j'aurais fait ce soir, que je n'aurais jamais fait en étant sobre. Cependant, au bout de trois bières, je commence à sentir l'effet de l'alcool. En temps normal, je tiens plutôt bien l'alcool. Certes, je commence à avoir chaud et à me sentir fatiguée. Je serais sûrement moins prudente en voiture – si je conduisais. Mais je suis toujours assez lucide pour réciter mes tables de multiplication et pour ne pas me déshabiller sur le comptoir. Quoique certains aimeraient bien, je parie. On ne peut pas dire que le bar soit mal fréquenté. Mais il est au bord de l'autoroute, et les camionneurs s'y arrêtent pour manger un morceau et pour passer la nuit. Je me demande si on me jetterait à la porte, si je commençais un strip-tease. Ou alors, il y aurait un chevalier servant qui viendrait me sauver de moi-même et d'une humiliation cuisante. Mais oui bien sûr ! Bon, pas de quatrième bière. Je crois même que je vais rentrer. Il est déjà une heure du matin, et pour un jeudi soir, c'est assez exagéré. Les cours de demain ne vont pas m'attendre. Je m'apprête à me lever quand un tabouret bouge à côté de moi et qu'une voix demande au barman :
— Deux Gin-fizz, pour moi et la demoiselle, s'il vous plaît.
Je tourne la tête et rencontre deux yeux bruns, profonds, entourés de cils longs et épais. Des sourcils broussailleux, un nez long et une bouche fine, un menton carré, une barbe de quelques jours. Une peau bronzée, et au-dessus, des cheveux bruns, cours, ni coiffés, ni décoiffés mais dont quelques mèches tombent sur les yeux. Je me mords la lèvre inférieure : il est sexy. J'allais refuser le cocktail mais finalement, je crois que je vais me taire. Il me fixe, et je sais ce qu'il regarde. Mes yeux. Tout le monde regarde mes yeux. Si je n'ai rien de particulièrement attirant, si je ne suis pas particulièrement jolie, mes yeux sont magnétiques. D'un bleu difficile à identifier, tant ils semblent prendre toutes les nuances possibles. Tantôt océan, tantôt turquoise, tantôt tout à la fois. C'est ce qui a attiré Kenan, d'ailleurs. Mais Kenan n'est pas là. L'homme bien bâti à côté de moi, si. Pour un mois d'avril, il est peu habillé, mais je ne vais pas le lui reprocher : son t-shirt gris le moule assez pour que je devine des abdos bien dessinés et un dos puissant. Son jean, en revanche, ne laisse rien apercevoir d'intéressant, car il ne lui colle pas assez à la peau. Je reviens à ces yeux, qui semblent avoir suivi le même chemin que moi, mais sur mon propre corps. Et je me demande alors pourquoi il est venu ici, à côté de moi. Parce qu'honnêtement, je n'ai rien de particulier, hormis mon regard. Des cheveux bruns épais pas franchement brillants. Des formes là où il faut, mais aussi là où il ne faut pas, comme ce petit ventre que je vais devoir anéantir par la magie des abdos. Des lèvres pleines, mais pas d'une couleur attirante. Un nez un peu trop retroussé et clairsemé de tâches de rousseurs. De plus, je suis petite et pas élancée du tout. Mais en parcourant la salle du regard, je me rends compte qu'excepté la mère de famille épuisée par le voyage et la vieille alcoolique, je suis la seule représentante du sexe féminin. Monsieur se jetterait alors sur le seul bout de viande disponible ? Bah, je lui pardonne, il est trop sexy pour que je lui en veuille.
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Choisir : vt. Exercer son jugement, [...]
General FictionChoisir : vt. Exercer son jugement, user de son goût pour prendre quelque chose de préférence à quelque chose d'autre. ~ La vie est faite de choix, et ce n'est pas toujours facile de les prendre. Kenan, le musicien en quête de gloire, ou Monsieur Se...