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Deux ans plus tard.


Pourquoi je me retrouve au comptoir de ce bar, déjà ? Ah oui, à cause de Kenan. Parce que môsieur a décidé, une fois de plus, que c'était de ma faute, à moi, si son groupe est composé de minables irresponsables. Et donc, forcément, c'est moi qu'il faut engueuler. Cette fois, j'en ai vraiment ma claque. Quatre ans que je supporte ses sautes d'humeur, maintenant j'abandonne. Je ne serai pas sa bonne poire plus longtemps. Puisqu'il n'a pas de temps à me consacrer, puisque je ne suis qu'une gêne, tout juste bonne pour servir de punching-ball, il n'a qu'à aller se chercher des groupies ailleurs. Moi je démissionne.


Je commande une autre bière. Cela fait deux ans que je n'ai plus à me soucier d'avoir l'âge légal, d'être découverte ou pas. Avoir dix-neuf ans comporte quelques avantages. Ma foi, il faut bien compenser les ennuis administratifs qu'accompagne l'obtention de la majorité. Devoir faire ses papiers toute seule, trouver sa mutuelle, se débrouiller avec la sécurité sociale pour ses remboursements, payer son loyer de chambre universitaire... Que de problèmes, pour si peu des jouissances qu'on nous promettait enfants. Alors je compense comme je peux. Avec des bières, oui. Bon, j'ai quand même le droit d'être déprimée. Enfin non, plutôt en colère. J'en ai marre, et j'ai envie de le crier à tout le monde. Grrrrr ! Mais où a-t-il cru qu'il avait le droit de me traiter comme ça ? Je ne suis pas une chose. C'est pourtant ce que j'ai l'impression d'avoir été toutes ces années : un trophée. Quelque chose qu'on exhibe quand on veut se glorifier, puis qu'on relègue à l'étagère quand on n'en a plus besoin. Et puis quoi encore ? J'ai mon amour-propre, merci bien !


Je fulmine tellement que je finis ma bière en un rien de temps. Pendant que je bois la suivante – un regard au barman a suffi pour qu'il comprenne que j'étais désespérée et que j'allais en descendre beaucoup ce soir – je jette un coup d'œil à la salle, comme j'aime bien le faire. Encore une fois, je me suis perdue dans un endroit paumé (c'est le principe de se perdre, en même temps). Le bar est rempli de gens assez bizarres. Loin du bar huppé rempli d'étudiants venus fêter leur fin de partiels, celui-ci est plein, certes, mais de personnes plus âgées que la moyenne fêtarde de la population. A vrai dire, je n'ai pas choisi le premier bar du coin. Non, j'ai marché longtemps dans les rues d'Aix-en-Provence et au lieu d'entrer dans un établissement rue de la Verrerie, je me suis enfoncée dans les petites ruelles plus loin du centre-ville. Le genre d'endroit où les voitures peuvent à peine passer et qui ne donnent pas envie de s'attarder la nuit. Tant pis, ce soir je devrai faire un effort et mettre mon masque de gros dur quand je rentrerai. Ma cité universitaire est à quelque chose comme quarante minutes d'ici, du côté du casino de la ville. En y pensant, je m'étonne de n'être jamais rentrée dans ce casino. Avec ma manie d'aller dans des endroits peu recommandables, on aurait pu croire que ce serait le lieu parfait pour moi. Mais il est en plein centre, à la vue de tous, il ne recèle d'aucun mystère. Ce qui le rend tout sauf attirant pour moi. Sorry dear, try it again later. Hum, je commence à parler anglais et surtout à un casino – un immeuble, un bâtiment – aussi je pense que je commence à ressentir les effets de mes quelques bières. Tandis que je suis en train de me dire que ce n'est pas grave et d'en demander encore une, j'entends le tabouret près du mien racler le sol et une voix demander :


— Deux gin-fizz pour la demoiselle et moi, s'il vous plait.


Je me demande si je rêve et tourne la tête. Avec une sensation de déjà-vu, je rencontre deux yeux bruns profonds surmontés de sourcils broussailleux et épais, des lèvres fines, un menton carré et volontaire, une barbe de quelques jours... bref, la personnification de la sexytude. Du moins la représentation que je m'en fais depuis deux ans. Depuis que je me suis retrouvée face à Monsieur Sexy pour la première fois. Et voilà qu'il est à nouveau ici. D'ailleurs que fait-il là ? Quelle est cette capacité à se trouver sans arrêt au même endroit que moi ? Certes, deux ans ont passé depuis la dernière fois que je l'ai croisé, depuis la ruelle, mais tout de même. Et m'a-t-il reconnu ? Est-ce la raison pour laquelle il est venu à côté de moi, ou bien use-t-il de la même technique avec toutes les filles ? Un rapide coup d'œil à la salle m'informe que je ne suis, cette fois, pas le seul morceau de chair fraiche dans les environs. Donc, la question demeure : pourquoi moi ?

Choisir : vt. Exercer son jugement, [...]Where stories live. Discover now