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         Il est 8 heures du matin quand je daigne enfin ouvrir les yeux. Les rideaux tirés barrent la route à la lumière; ce qui ne me dérange pas tant que ça étant donné que je suis encore à moitié endormie. Comme à mon habitude, je me laisse tomber au pied du lit, glande quelques minutes au sol avant de trouver la force de me lever, et vais continuer de me réveiller dans le fauteuil. J'allume la télé et pour changer mes habitudes, met une chaîne de dessins animés pour me détendre. Je me surprend même à exploser de rire sur mon fauteuil.
         Je pense soudain que si j'étais dehors, j'aurais ce petit mouvement, vous savez quand vous êtes dans un lieu public, que faites quelque chose d'inattendu et que tout le monde se retourne sur vous comme si la joie de vivre était condamnable? Eh bien si j'étais dehors, j'aurais réagi un peu comme ça, cachant ma joie avec une fausse gêne lisible sur mon visage. Seulement je suis chez moi. Et chez moi, il n'y a personne, strictement personne à part moi. Je lève les yeux et puis merde! Je suis bien comme ça!
        Je me dirige vers ma cuisine ouverte et me prépare un petit déjeuné copieux tout en regardant un vieil épisode des super nanas! S'il passe encore à la télévision? Je n'en sais rien mais je suis tellement nostalgique que j'ai tout téléchargé et mis sur mon ordinateur pour m'éviter la déception d'apprendre qu'on ne diffuse plus les chefs-d'œuvre de nos jours. Oui je suis très mature. En général, la journée du samedi se passe tranquillement et je dors jusqu'au soir pour être en pleine forme pour le programme du jour. Cette soirée ne fera pas exception à la règle. Je me dirige donc vers ma chambre et sors de mon dressing une magnifique robe de soirée avec un décolleté plongeant et qui se porte très près du corps. Je l'accroche à la porte et pose délicatement contre le mur, la paire de talons qui va avec. Pour ce qui est des bijoux, j'aviserai le moment venu. Étant une grande maniaque, je m'empresse ensuite de tout ranger et tout nettoyer avant de prendre une douche et de rentrer dans ma phase hibernale jusqu'au soir.

        Le soir venu, je suis toute excité à l'idée de passer une soirée relaxante. J'ai passé une semaine difficile et je suis bien décidée à me venger sur la première bouteille de vodka venue. Je plaisante! Je ne suis pas très alcool mais cette semaine à été dure et la suivante promet d'être pire. Je m'étire sauvagement avant de me glisser sous la douche et d'en prendre une bien chaude et bien longue. Je met ensuite une tenue décontractée et commence à m'occuper des détails importants: la coiffure et la manucure. Je prend tout ce qu'il me faut et m'installe pour la n-ième fois de la journée devant ma télé. Cette fois-ci, je met les informations; des explosions par-ci, des conflits par là, ce monde n'est finalement pas décidé à vivre en paix. Ennuyée, je zappe et met une chaîne musicale pour changer. Je suis tellement absorbée que j'en oublie mes ongles et ma coiffure. C'est mon téléphone qui me sort de ma rêverie:

-Lulu! Je parie que tu n'es pas prête! Tu nous fais le coup à chaque fois! C'est quoi cette fois-ci ? Lance Rebecca, passablement agacée.
-Hein ... de quoi? Il est quelle heure ?
-22h... Tu comptes te servir de ta montre un jour? Rigole-t-elle.
-Euh oui bien sûr j'arrive.

        Pour ne pas perdre de temps, j'opte pour de faux ongles déjà vernis, ce dont j'ai normalement horreur, et de simples boucles faites à la va-vite pour la coiffure. Je prend plus de temps à me faire un contouring parfait et enfile avec difficulté ma robe, ayant trop peur de la salir. Une trentaine de minutes plus tard je suis prête. Je prend une pochette, met une gourmette, un peu (beaucoup) de parfum et me met aussitôt en route.
        Quand j'arrive, je suis acclamée par Nathan, Becky et Dominique, la cousine de Rebecca. Je m'installe et on me tend un vers de champagne que je saisis après quelques secondes d'hésitation. Assis autour d'une table basse dont je ne peux pas voir la couleur en raison des jeux de lumière, nous avons commandé à boire et regardons la foule agitée en discutant, nos flûtes en main. Puis une petite voix au fond de moi me dit: "Quelle joie cela leur procure-t-il, de se frotter à des inconnus en sueur, s'échangeant par la même occasion un nombre incalculable de microbes ?"..
        C'est fou comment une toute petite observation peut vous détacher complètement du monde et vous emporter dans une réflexion profonde, presque philosophique. Je m'efforce de trouver une réponse logique à cette question quand, je sens mes poils se dresser comme ceux d'un chat. Un frisson parcourt tout mon corps. J'ai l'étrange impression que quelqu'un me regarde avec insistance. Pendant une quinzaine de minutes, je reste immobile. Puis, je décide de me retourner pour enfin croiser son regard et là je le vois. Il est effrayant. Il me regarde comme s'il voulait me dévorer. Je suis dans un coin extrêmement sombre, à l'autre bout de la pièce, mais je sais que c'est moi qu'il regarde. Ça ne peut pas être une coïncidence. Il continue de me regarder fixement comme s'il s'attendait à une réaction de ma part, comme s'il savait pertinemment que cela me mettait mal à l'aise... Je me retourne alors et tente de poursuivre la conversation à laquelle je me suis  moi-même soustraite il y a quelques minutes de cela.
        Une heure plus tard, je vois s'approcher de nous un homme grand, vêtu entièrement de noir, à l'exception de sa montre qui elle est en or et scintille dans l'obscurité de la pièce. Il porte un pantalon de ville, une veste et une chemise en dessous. Il n'a pas de cravate et les deux premiers boutons de sa chemise ne sont pas fermés. Il marche avec assurance et élégance. Je le sais parce que c'est la première fois de toute ma vie que j'observe quelqu'un avec autant d'intérêt et de concentration. Je ne saurais vous dire avec précision ce que portent Rebecca et Nathan, mais lui, il m'a tapée dans l'œil au point que je peux même deviner la marque de ses vêtements si je me concentre. Après l'avoir détaillé, je finis par croiser son regard quand Nathan me le présente. C'était le mystérieux et effrayant homme de tout à l'heure. Apparemment il s'appelle Jason Pears et est directeur d'une très grande compagnie pétrolière. Je n'avais pas perdu mon vieil ami Préjugé qui me disait qu'il ressemblait plus à un proxénète qu'autre chose mais comme on dit, les apparences sont parfois trompeuses. Semblerait-il qu'ils se sont rencontrés à la fac et qu'ils sont bons amis. Pendant que j'enregistre toutes ces informations, -je ne sais pas pourquoi il m'intéresse autant-, il met sa main dans le bas de mon dos et pose délicatement ses lèvres sur ma joue. Puis il s'en va...
         Je reste encore une fois immobile, cherchant à comprendre ce qu'il vient de se passer, la spontanéité avec laquelle il a passé sa main sur mon corps me vexe presque, comme s'il me prenait pour une fille légère. D'un côté je suis scandalisée par cet acte, mais d'un autre, je n'arrive pas à exprimer ma colère pour une raison qui m'échappe encore. Est-ce son calme? Son assurance? Son charisme? Son allure ou sa beauté qui m'affaiblit autant? Je ne sais pas. Ne pouvant y apporter de réponse, je me contente de le regarder s'éloigner dans l'ombre les mains dans les poches, encore surprise par ses agissements. D'ailleurs, en voyant l'expression de mon visage, Rebecca n'a pas pu s'empêcher de faire un commentaire déplacé pour spécifier qu'elle n'en n'avais pas perdu une miette. Je décide alors de mettre fin à la soirée aux alentours d'une heure, prétextant que j'ai trop bu et qu'il me faut un peu de repos.
        Arrivée chez moi, je ne prend même pas le temps de souffler un peu, que je suis déjà sur mon ordinateur en train de chercher tout ce que je peux trouver comme information sur ce Jason Pears. Rien de tout ce qu'on m'a dit n'est faux. Mais j'en ai appris plus: il a 32ans, aime organiser et participer à des œuvres de charité, et a une mère diabétique. Je creuse un peu plus et apprend que son père est mort la même année que le mien.. Rien qu'à cause de cette petite coïncidence je me met à me faire des films puis cette petite voix à l'intérieur de moi reviens me dire: "que t'arrive-t-il au juste? As-tu perdu la tête?"... Ces mots suffisent à me dissuader d'approfondir mes recherches même si je reste mitigée, partagée entre l'envie de le revoir de le connaître, et celle de montrer mon côté dégagé et m'en-foutiste. A la place, je décide d'aller prendre ma douche avant que la fatigue et la lourdeur ne s'emparent de mes membres.
        Sous la douche, pendant que l'eau chaude coule sur mon corps, je ne peux m'empêcher de penser à l'effet que ce Jason a eu et continue d'avoir sur moi. C'est vrai quoi, après tout ce n'était qu'un bisou sur la joue et une main dans le dos! Je ressemble à une adolescente avec mes réactions bizarres et incontrôlées. Comme lors de ma dernière année de lycée, quand j'avais commencé à sortir avec Nathan. Le simple fait de le voir suffisait à illuminer ma journée. Quand je me levais le matin, j'étais joyeuse parce que je savais d'avance que l'on allait se voir. Et à chacun de nos baisers, je ressentais tellement d'émotions que je ne saurais toutes les d'écrire et les expliquer. Là, c'est la même chose, sauf que ces émotions sont multipliées par mille. Et si les âmes sensibles peuvent soutenir que de cette description poétique découle une sorte de romantisme, moi je trouve ça simplement pathétique.
        Trente minutes plus tard, l'eau coule toujours sur ma peau et je continue de rêvasser oubliant complètement que je finirai par attraper froid si je ne sors pas vite de là. Je commence à grelotter alors je prend mon peignoir, sors en vitesse et enfile le pyjama le plus lourd que j'ai: un pantalon noir avec un T-shirt panda. Puis, pour me le sortir de la tête, je prend un livre dans ma bibliothèque, et me met à le lire. Une trentaine de page plus tard, j'étais dans un sommeil profond mais perturbé.

Chute libreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant