Chapitre Sixième

86 7 10
                                    


    

         Après avoir cassé ces fichues assiettes, avec Paula, on s'est regardés dans le blanc des yeux. Longtemps, ou peut-être pas. Tous les deux, nous avions le souffle saccadé, ça se voyait à nos poitrails qui se soulevaient follement. J'avais les mains moites et les cheveux dégoulinants à force d'être resté si longtemps sous la fine pluie. Le sol était jonché d'éclats blancs et grenat mais aucun de nous n'en avait quelque chose à faire. Notre but actuel, il me semble, était de voir ce que l'autre avait éclaté à travers la porcelaine. Les yeux bleus acier de Paula voulaient broyer les miens qui tentaient d'exterminer les siens. Ce duel n'était là que pour prouver que chacun avait toujours sa part de secret. Un mélange chromatique de bleu, presque une lente danse lascive pleine de séduction malfaisante dans l'objectif de faire plier l'autre. J'ai su que j'avais gagné quand ses pupilles dévièrent brutalement à ses pieds et que ses genoux flanchèrent. Elle s'écroula au sol, à genoux, le buste replié dessus, le dos secoué par d'énormes sanglots. Se pouvait-il qu'elle soit encore plus brisée que moi ? Je ne savais pas si je devais y aller et la consoler. Après tout, depuis combien de temps cette douleur lui creusait-elle l'âme ? Qu'est-ce que mes pauvres petits bras tous maigres pourraient bien empêcher de s'écouler ? Rien. Je le savais bien. Cependant, la voir là, à mes pieds, presque comme une suppliante je ne pouvais pas. Le supplice du père orphelin de son enfant, je me le rappelais que trop bien. Cette position de mise à nue, je ne la supportais plus. Alors je fis le premier truc qi me traversa l'esprit. Le truc le plus con, assurément que j'ai jamais fait de ma vie. Aussi bien par son égoïsme que son infime utilité cet acte m'horrifia autant qu'il me consola. A l'instar de ces assiettes, j'écrasai mon poing contre le mur. Il éclata dans un sinistre craquement d'os mais la douleur ne m'atteignit même pas. Je recommençai encore. Et encore. Ma peau s'effritait contre le béton du mur et le sang y laissait des marques mais ce n'était jamais assez. La rage contre la vaisselle avait muté en une violente rage contre moi-même. Le problème, c'était que ce mal n'était rien comparé à celui qui me dévorait déjà le cœur, le cerveau et les tripes à pleines dents. J'allais balancer un énième coup lorsque je sentis mon corps basculer et, le temps de chuter, je compris que les chaines qui enserraient mes mollets n'étaient autres que les bras de Paula qui avait, apparemment, trouvé un moyen pour me sortir de ce moment de décadence. Mon poignet devait lamentablement pendre à mon avant-bras en guise de preuve d'une bataille perdue d'avance. Paula roula son corps en boule sur mon torse, ses bras repliés contre ses seins et ses jambes mêlées aux miennes. Au moins, elle ne suppliait plus. Puis, sans qu'elle ne dise rien, juste à sa façon de se lover contre moi, je compris soudain que ce n'était pas elle qui avait perdu notre petite bataille oculaire. C'était moi. Elle n'avait pas pleuré pour elle mais pour moi. En rentrant dans ma maison, elle avait aussi fait plus qu'un pas en moi. Et elle avait deviné. Peut-être s'en voulait-elle de m'avoir accusé d'avoir abandonné ma fille. Un son franchit le seuil de mes lèvres. A mi-chemin entre le gémissement de douleur et le grognement de colère. Mon poignet ne souffrait toujours pas. En revanche, la douleur semi-comateuse avec laquelle je cohabitais depuis quelques temps venait de percuter chacun de mes os en s'étirant. Elle s'éveillait. Alors je ne repoussai même pas Paula, je regardai juste le ciel en sentant les larmes glisser le long de mes joues. Sentant la vague de souvenirs m'assaillir, je fermai les yeux. Merde, qu'est-ce qu'il m'avait pris de briser des assiettes ? A noter : la vaisselle à l'esprit de vengeance. J'étais si transporté que j'entendais à peine Paula me dire à quel point elle était désolée. Désolée de quoi d'ailleurs ? D'avoir ravivé les souvenirs ? De la perte de Violette ? De ses jugements hâtifs ? A moins qu'elle ne s'excuse d'avoir brisé une vaisselle. Ou de ce qu'il restait d'une âme. Ou peut-être bien de tout ça à la fois. Elle se redressa. Elle était à califourchon sur mes hanches. Elle saisit la main meurtrie et tenta de faire gigoter mes doigts. Aucun d'eux ne réagit. Elle sembla trouver ça grave car elle courut à l'intérieur en m'abandonnant à ma propre intériorité. Auguste arriva au grand galop, non pas que je le vis mais j'entendis le martellement de ses pieds, et il me parla. D'abord doucement puis claqua des doigts vers mes oreilles. Je l'entendais m'appeler comme un père qui appel son jeune enfant à marcher vers lui. Il grommela avant de vociférer au téléphone. Ensuite, j'ai oublié.

Le Jardin aux Escargots | l.t |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant