La dernière compétition.

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Un long coup de sifflet, lancinant, tournicoté, une sorte d' «à a vos marques » crié dans ce petit objet de malheur. Je monte sur le podium, me mets en position. Les orteils de mon pied gauche qui s'enroulent autour du bord, me doigts crispés de chaque côté de mon pied. Un petit coup de sifflet, je m'étire vers l'arrière, une chorégraphie minutieusement apprise. Le dernier coup de sifflet, et je m'élance dans les airs avec toute la force que je peux tirer sur mes bras et mes jambes.

Un plongeon parfait, à la suite duquel je suis prise d'un doute... Je nage quoi ce matin ?

Tout d'un coup, je vois la fille de la filière d'à côté commencer à onduler. Au moins c'est pas de la brasse, je déteste la brasse. Plus encore en compétition. Je l'imite, jusqu'à la voir préparer ses deux bras.

Du papillon.

J'adore le papillon.

Je m'élance, plus vite, plus fort que la fille. Anna. Je ne l'aime pas, elle et ses manières brusques, sa manière de me regarder de haut.

Mais, attendez. Celle qui nageait avant moi était en crawl.

Un quatre nage.

Dans un bassin de 50 mètres.

Ce doit être un 200/4. Je m'en souviendrais, si j'avais décidé de m'inscrire à un 400/4, même sans faire exprès. Ça fait bien longtemps que je ne fais plus attention à quelles nages je choisis sur les feuilles que me tend Sophie... J'entoure trois filières au hasard le samedi matin, histoire d'avoir fait mon sport du week-end et qu'on ne m'oblige pas à retourner à la piscine avant, si possible, le lundi d'après.

Plus vite, plus fort. Plus d'abdos, de plus amples ondulations.

Je me sens bientôt flotter au dessus de l'eau. Je ne devrais pas tout brûler sur le premier 50, mais ensuite viendra le dos, et je pourrai me reposer. Il n'y a rien de compliqué ou d'épuisants à un 50 dos... Non, le problème, c'est la brasse.

Mais trêve de pensées qui ralentissent, il est déjà temps de changer de nage.

Je profite d'avoir le visage hors de l'eau pour restaurer mes réserves d'air. L'important, c'est de ne pas boire la tasse a cause de ces satanés reflux d'eau, qui, mécontents d'avoir été poussés sans ménagement, reviennent pour t'étouffer... Pour avoir ta peau. Puis, c'est pas de l'eau douce, c'est une immondice qui pue le chlore, qui parfume ta peau plusieurs jours durant, abîme ton épiderme et détruit tes cheveux. Je déteste les piscines très fréquentées, dans lesquelles ils mettent tant de chlore pour détruire tout ce que les autres ont fait à l'eau... Vous ne voulez pas savoir. Moi non plus, je ne voulais pas. C'est Kevin qui a tenu à m'expliquer pourquoi on s'étouffait dans la piscine de Brest, alors que tout allait bien chez nous.

Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? Concentration. Plus de battements de jambe et qu'on en finisse, de toutes façons j'aperçois déjà les drapeaux au-dessus de ma tête. Les drapeaux, ce sont 5 mètres, ou 4 grands déplacements d'eau perfide, il ne s'agirait pas de m'éclater la tête contre le mur, ou de me retourner pour une nouvelle culbute malvenue...

Ça y est. Le plus compliqué est passé ; ce moment ou il faut passer le mur sans d'exploser la tête, sans se retourner au mauvais moment, sans arrêter de nager, sans faire de culbute ; rien.

Mais maintenant, c'est la brasse. Je déteste la brasse. Je déteste ça d'autant plus que c'est la spécialité d'Anna et que je lui ai mis que 5 mètres dans la figure. Cinq mètres qu'elle rattrapera facilement, mais que je ne récupérerai pas sur le crawl. Tout le monde est bon en crawl.

Alors, je donne tout ce que j'ai, ce sont les derniers cent mètres de toutes façons. Je m'étire, me recroqueville, pousse l'eau, un vieux crapaud pathétique, voilà à quoi je pense. Je déteste ça.

Et je vois Anna qui se rapproche.

Non pétasse, ce 200/4 il est pour moi ! Allez Amélie, plus fort !

Comment on nage la brasse de toutes façons ? J'ai dû manquer quelque chose dans l'apprentissage de la technique, pour être aussi mauvaise dans cette nage.

Lentement, pathétiquement, je finis ce cinquante mètre, pour pouvoir me jeter vers l'avant. Je donne vraiment tout cette fois-ci, sans regret. Le souffle court, au bout de la nausée, je bats des jambes a toute vitesse et insuffle tous mes petits muscles dans chaque nouveau passage de bras. Dessine une silhouette de femme alambiquée le plus vite possible, pour pousser plus d'eau.

Ce sempiternel combat contre mon élément préféré, tous les week-ends, pour pouvoir grimper sur les podiums et faire le bonheur de Sophie.

Mes pensées qui deviennent vague à mesure que l'oxygène se fait plus rare. Je ferai probablement une crise en sortant de l'eau, mais pour l'instant, ne pas s'en préoccuper. Juste nager.

Plus vite bordel de merde !

Je suis à bout de souffle, mais il ne reste plus que quelques mètres.

Allez Amelie, tu peux le faire !

Plus de jambes, plus de jambes, plus de jambes ! Plus vite !

Je pousse le mur de toutes mes forces jusqu'à entendre le tics automatique, symptomatique du chronomètre mural qui a rempli sa mission.

C'est fini.

Régulièrement, j'entends les autres chronomètres écrasés avec la rage symptomatique, cette fois-ci, des filles des filières du milieu - des leaders - battues par la nana de la filière excentrée. L'outsider. Moi.

Le chronomètre d'Anna, surtout, mets presque 3 secondes a retentir. Si je n'étais pas en train de lutter pour retenir ma bile, je lui lancerai un sourire condescendant - celui qu'elle me réserve un week-end sur deux.

Elle va encore tirer la tronche et s'inventer des excuses. Tant mieux ma grande, tu feras mieux la prochaine fois.

Je tente de reprendre mon souffle et de retenir la gerbe jusqu'à ce qu'on nous autorise à sortir du bassin... Et, finalement, l'annonce arrive.

Devant le bassin, Sophie, rayonnante, qui nous prend dans ses bras, Anna et moi.

- Dis donc les filles, vous avez pété le feu !

J'esquisse un semi-sourire, toujours sous le choc et l'adrénaline... J'espère qu'elle n'a pas remarqué que j'avais dû copier sur Anna pour comprendre ce qu'on faisait.

- Dis donc, Amélie, c'étaient quoi ces secondes d'hésitation avant que tu commences à nager ?

- Je... Euh... Je les ai rattrapées, c'est pas grave !

- Tu ne les aurais pas rattrapées si tu ne connaissais pas si bien Anna... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

- Je... J'avais oublié ce que je nageais ce matin...

- Tu t'es encore inscrite au hasard ?

- Je...

- Ça n'a pas d'importance, n'est-ce pas ?

On ne la lui fait pas, à la coach. Ancienne championne d'Europe en deux mètres papillon, elle connaît tout aux comportements de ses champions. Même ceux, comme moi, aux performances irrégulières et méritant à grand peine le titre de performance. Même ceux qui sont à l'opposé des vrais champions.

- Aucune.

- Dis-moi...

Elle hésite. Elle hésite toujours, car elle me connaît si bien. Surtout, elle ne veut pas me perdre, moi et ma glisse "extraordinaire". Mais elle y parvient :

- Depuis quand as-tu perdu ta passion ?

Tempêtes.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant