chapitre 14

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Ma décision de rompre avec Peter me plonge dans une déprime que j'ai du mal à dissimuler . Mais maman , qui a l'habitude de mes sautes d'humeur , a commencé à  me parler sans tenir compte de ma    mine rembrunie . On était en train de prendre le repas du soir sur la véranda éclairée par une lampe-tempête , et elle tenait apparemment à ce qu'on commence la nouvelle du jour. 

_Weedji a accouché la nuit dernière , elle a eu un garçon , m'apprend-elle en portant à sa bouche une boulette de couscous au poisson séché. 

comme si je n'avais pas entendu , je continue de manger tout en me disant : ça y est, c'est parti, elle va encore délirer des heures durant sur les accouchements de ma soeur aînée.

Faut dire que les maternités de Weedji ne constituent plus un évènement . Elle ne fait que ça depuis qu'elle a convolé ,il y a six ans , avec son charretier d'époux . Elle a déjà trois gosses plus celui qu'elle vient de mettre au monde et ça m'étonnerait qu'elle s'arrête là. Elle va y aller à mon avis jusqu'à la ménopause... si elle ne crève pas pas un de ces quatre dans les bras d'une tueuse en série déguisée en matrone , car dans tout le district, n'importe quelle femme qui est déjà mère peut s'improviser accoucheuse. Les gens du gouvernement n'ont daigné construire aucune maternité à Ndiar, le village où vit Weedji, comme dans le nôtre d'ailleurs, et pour accéder à l'hôpital le plus proche, il faut faire deux heures de route en charrette sur une piste cahoteuse. Afin d'éviter cette galère, les femmes préfèrent accoucher chez elles, aidées par des voisines, des tantes ou des amies qui rivalisent de recettes de bonne femme plus ou moins expéditives. Et le plus révoltant dans ces histoires d'accouchement , c'est qu'il y a une << sagesse populaire >> très répandue dans la contrée qui veut qu'on dispose d'autant de chances de s'en sortir que de risques d'en périr. Et tout le monde ici croit que pendant l'accouchement la femme est suspendue au-dessus de deus abîmes. A sa gauche, paraît-il, la mort la guette , et à sa droite la vie s'ouvre à elle .

Ce qui la fait basculer vers l'une ou l'autre relève du mystère et seule la volonté de Dieu justifie ce que ni l'expérience ni les recettes de bonne femme ne peuvent expliquer. Et celles qui s'en sortent avec des séquelles plus ou moins gênantes comme l'incontinence ne s'en plaignent pas : elles se disent qu'elles ont échappé au pire .

_Weedji a demandé à son mari de donner au bébé le prénom de tom père. Il va être heureux à son retour, a continué ma mère.

je me retiens difficilement que mon père ne reviendra plus. Qu'il s'est remarié et qu'il a sûrement une autre famille , s'il n'est pas mort de typhoïde dans la forêt tropicale...

Papa, qui travaillait comme ouvrier à la Sociéte sucrière du Sénégal, a fui le pays à la suite d'une histoire d'arnaque. Histoire qui l'a d'ailleurs rendu un peu célèbre car sa photo a été plubilée dans le <<soleil>>, le quotidien national : on demandait à toute personne qui le rencontrerait de le dénoncer au poste de police le plus proche. Sur la même page, il y avait un petit reportage où le journaliste décrivait notre maison , la grossesse de maman et Weedji qui était encore gamine . Le plus étonnant, c'était que d'un côté, on recherchait activement papa, et que de l'autre, on essayait de justifier son délit par la pauvreté extrême dans lequel vit sa famille et le salaire dérisoire qu'on paie aux ouvriers de la Société sucrière du Sénégal.

Avant les grandes fêtes comme << l'Aïd-el-Kébir >> ou  celle de la fin du jeûne, maman fait toujours un grand ménage et, chaque fois , elle sort du fond de sa grosse malle en fer rouillé où elle conserve quelques reliques, ce numéro du Soleil qui commence à jaunir . Elle aime me montrer la photo et , dès que j'ai su lire, j'ai appris ainsi dans la presse qui est mon père ; ce que je trouve assez chic. 

 S'il n'était pas un truand , j'en serais fière et aurais même montré le journal à mes professeurs. C'est par ces articles cependant que j'ai su ce qui s'était passé réellement . Maman par pudeur ne m'en parlait pas . Papa avait fait croire à un commerçant syrien qui avait plusieurs d'alimentation génerale dans Dakar, qu'il pouvait lui acheter du sucre à l'usine pour deux fois moins cher la tonne que chez les grossistes . le syrien , heureux de pouvoir faire plis de bénéfices, lui a remis deux millions et personne n'a plus revu papa , pas même ma mère. Cela fait maintenant dix-sept ans .

La dernière information le concernant vient de l'ami d'un voisin de notre cousine qui affirme avoir aperçu mon père au marché de Libreville . On ne sait pas si c'est vrai , mais on y croit. Et maman continue de l'attendre .

_Tu devrais passer voir le bébé de ta soeur , ce serait gentil. Tu pourrais même rester quelques temps avec elle pour l'aider ,moi , je ne pourrais pas avec tous les décès qu'il y a dans ce village .

Ce n'est pas parce que ma soeur a encore un bébé que je vais me taper tous ces kilomètres pour l'écouter me relater son dernier accouchement . 

_ Je n'ai jamais compris pourquoi tu ne vas jamais voir ta soeur , a déploré ma mère .

_Maman , fou moi la paix , ai-je hurlé en retirant ma main du bol .

Je me suis levée pour aller me laver les mains dans le seau d'eau posé à l'entrée de la véranda avant de retourner dans ma chambre .

En m'éloigant , j'ai entendu ma mère murmurer

_Je te garde un peu de couscous dans la cuisine, tu peux revenir manger quand tu veux.

LA NUIT  EST TOMBÉE SUR DAKAROù les histoires vivent. Découvrez maintenant