Chapitre 15

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J'ai commencé à ne plus supporter ma mère lorsque j'ai découvert ses activités.
C'était durant l'épidémie de dysenterie qui avait tué en deux semaines dix-huit personnes dans le village et j'avais à peine douze  ans.
Un jour, à l'aube, des cris aigus nous ont réveillées. Maman, sans même savoir de quoi il s'agissait, s'est tout de suite mise à pleurer. En ouvrant la porte, elle avait vu la voisine, ce qui déclencha un épouvantable vacarme dans notre maison. Entre deux hurlements, la femme nous apprit que sa mère venait mourir. Et la tâche qui incombait à la mienne, c'était de crier pour ameuter le village. Pour ça, elle est forte. Elle est très douée pour moduler le son de ses cordes vocales et alerter tout le bourg en un rien de temps. Elle a eu vite fait d'endosser sa tenue de travail, une vieille camisole en percale noire déchirée, puis elle est sortie de la maison et je l'ai suivie. Elle courait comme une malade en hurlant de plus en plus fort... J'étais terrifiée... Je venais de me rendre compte de la dimension tragique de toute destinée humaine. La mort m'était insoutenable et moi aussi, je me mis à pleurer. Arrivée chez la défunte où il y avait déjà une cinquantaine de personnes agglutinées dans la cour, ma mère commença par enlever son foulard. Puis elle jeta d'un geste théâtral sa camisole qu'elle avait aussi ôtée, pour ne garder qu'un petit pagne. J'étais affolée par ce que je voyais. Avoir été conçue dans ce corps me bouleversait, je me sentais humiliée... Debout dans la foule, je regardais ma mère comme si je la voyais pour la première fois : elle était une autre femme et je ne la reconnaissais plus.
  Après avoir demandé la bénédiction de Dieu, maman avait ensuite invoqué l'esprit des ancêtres par des incantations tandis que son regard se faisait de plus en plus bizarre, comme si elle traquait des créatures qu'elle était la seule à voir.
  Et tout d'un coup, elle avait commencé à chanter d'une voix chevrotante, un chant entrecoupé de louanges destinées à la défunte. Elle citait les noms des ancêtres de cette dernière et évoquait les faits d'armes des uns et les connaissances ésotériques des autres. Et puis, comme foudroyée par sa propre inspiration, maman était tombée en transe. Elle agitait les bras dans tous les sens et se roulait par terre. Son corps ainsi exposé décrivait des contorsions plus tordues les unes que les autres. Elle se recroquevillait pour se rétracter violemment et faisait semblant d'être secouée de spasmes.
Toutes ces contorsions s'accompagnaient de hurlements et surtout de grimaces. Par moments, elle s'immobilisait, feignant la mort, pour ensuite se relever brusquement.
  Elle n'arrêta son spectacle indécent qu'au moment où les hommes sortirent la défunte de la maison pour la mettre au cimetière.
  Ma mère se leva alors aller se doucher. Elle en avait profité pour se concerter avec la fille aînée de la défunte qui lui avait donné deux kilos de riz brisé, cinq cent francs CFA et un morceau du cabri immolé pour l'occasion. Elle s'était ainsi fait payer pour avoir pleuré la morte.
  Le soir, elle avait préparé pour le dîner du riz à la viande. J'avais essayé de manger, mais je n'y arrivais pas. C'était comme si on m'avait donné à bouffer un morceau de cette femme morte de dysenterie.
  Durant deux semaines chaque soir, ma mère avait préparé de la viande parce que l'épidémie de dysenterie décimait le village et moi, je me contentais de bouillie de mil pour ne pas avoir l'impression de bouffer des cadavres...
  Depuis cet événement, j'ai commencé à mépriser maman. Un sentiment qui s'est mué en haine le jour où elle m'a dit :
_ Tu devrais te mettre au travail toi aussi, tu es maintenant assez grande pour pleurer dans les cérémonies funéraires et tu n'ignores pas que nous sommes de la caste des pleureuses, nous sommes les dépositaires de la mémoire des morts.
  Je n'avais rien dit et elle avait continué :
_ C'est à toi que revient le devoir de perpétuer la tradition. Nous jouons un rôle important dans la société puisque nous apaisons les morts en leur rappelant que là où ils vont, des ancêtres glorieux les attendent.
  Que le spectacle de maman ait un effet ou pas sur les états d'âme des morts ne m'importait pas. Ce qui me révoltait, c'était qu'elle me rappelle que j'appartenais à la caste des pleureuses. Un conte cruel qui veut que toutes les descendantes de notre aïeule Koumba-Tam passent leur vie à la célébrer des funérailles.
   Tout cela parce que cette femme avait épousé le chasseur le plus courageux de son village. Et le soir même de ses noces, paraît-il , son mari mourut empoisonné par les autres filles du village qui enviaient à mon aïeule son bonheur. A partir de là, elle avait commencé à pleurer dans les funérailles parce que chaque fois que quelqu'un mourait dans son entourage, elle se souvenait de son mari défunt. Et toutes ses descendantes devaient ainsi honorer la mémoire de de Koumba-Tam en suivant son exemple.
Moi, je trouve cette histoire absurde et je refuse qu'elle ait une influence sur mon destin.
  Pour prouver à ma mère que je n'y crois pas, je lui ai fait cette remarque :
_ Mais puisque son mari était mort  le jour de ses noces, comment Koumba-Tam a-t-elle pu avoir des enfants avec ce chasseur courageux...
_ Koumba-Tam réussit à copuler avec lui parce que son époux la désirait tellement qu'il est mort avec son membre rempli de semence.
  Ça, ça s'appelle de la nécrophilie, je me suis dit. Et maman a continué :
_ Tu ne pourras pas échapper à ce destin. Soit tu acceptes de pleurer les morts, soit tu pleures une vie de malheur. Ce sont les ancêtres qui t'imposent ce destin et tu ne peux pas y échapper.
  J'en veux à ma mère de cautionner ces balivernes et, depuis ce jour, je la déteste.

LA NUIT  EST TOMBÉE SUR DAKAROù les histoires vivent. Découvrez maintenant