Rose découvrit la chute d'eau comme on découvre un précipice, surgissant d'un coup de la brume. Elle ravala un hoquet de terreur, eut le réflexe d'évaluer la hauteur de la cascade et décida que même si ses estimations se trouvaient sans doute faussées par sa peur et par l'obscurité, la chute demeurait bien trop haute à son goût. Elle s'attendait à quelques petits rapides et voilà qu'elle découvrait un gouffre béant et humide, noir comme l'enfer. Terra mater. Amusant, comme l'esprit humain était capable d'accélérer en situation de crise.
– Edel, je vais vraiment te descendre ! cria Chardon, avant que sa réplique ne se transforme en un hurlement terrifié.
Ses cousines ne tardèrent pas à joindre leur voix à la sienne, et la pirogue disparut dans les flots, toujours cernée des lueurs verdâtres.
– Alligators droit devant ! parvint cependant à lancer Edel, achevant te tourmenter ses compagnes d'infortune.
Elles tombèrent. Rose perdit les deux autres de vue, les yeux brouillés par l'eau trouble, les poumons brûlants semblant l'implorer de reprendre son souffle. Elle se sentait s'enfoncer toujours plus profondément à travers l'élément liquide, et luttait pour remonter – mais sans savoir où se trouvait le haut, le bas, la gauche ou la droite, autant dire que ses efforts s'avéraient plutôt vains. Intérieurement, elle remercia Edel d'avoir eu la présence d'esprit de leur conseiller d'enlever leurs robes. Les volumineux vêtements les auraient tirées par le fond plus sûrement que le plus coriace des alligators... Alligators... A-lli-ga-tors... Le mot résonna un instant dans l'esprit de la jeune fille, mais elle retrouva l'air libre quelques secondes plus tard, et, trop soulagée de pouvoir enfin ravitailler ses poumons brûlants, oublia tout le reste.
– Sors de là Rose ! Sors !
Agenouillée sur la berge, agitant les bras avec frénésie, Chardon semblait avoir repéré un danger. Dans l'obscurité, difficile toutefois de distinguer quoi que ce soit. Edel émergea soudain juste à côté de sa sœur, et Rose se sentit soulagée de voir qu'elle ne s'en tirait pas trop mal, elle aussi.
– Euh... Rose ? Ne panique pas, et nage très vite, d'accord ?
Edel ne perdit pas à dispenser de plus amples informations, se retournant presque aussitôt pour rallier la berge, là où les attendait toujours Chardon, affolée. Rose se félicita d'avoir toujours été une bonne nageuse, sans quoi elle n'aurait pas tenu longtemps dans ces eaux bouillonnantes. Et sans se poser plus de questions – elle comprenait parfaitement la situation, n'étant pas complètement idiote, mais préférait éluder la chose –, elle se mit à nager à la suite d'Edelweiss. Les deux filles se retrouvèrent rapidement cernées par les étranges lueurs vertes, et Rose ne put retenir un hurlement lorsque quelque chose frôla sa jambe, sous l'eau. Puis arriva le pire. Edel disparut, happée sous l'eau par une force invisible. Elle lâcha certes une exclamation de surprise, et puis... plus rien. Rose manqua de boire la tasse sous le coup de la surprise.
– Edel ! cria-t-elle. Edelweiss !
Chardon lui fit écho, mais les cousines finirent vite par réaliser l'absurdité de leur comportement. Rose fit alors la seule chose qu'elle pouvait faire : elle plongea.
L'eau s'avéra toujours aussi trouble, en dessous, comme si un voile cotonneux s'était soudain étendu devant les prunelles vertes de Rose. Elle cligna plusieurs fois des paupières, sans succès, et se résolut à accepter cette visibilité limitée. Elle discerna alors une forme sombre et mouvante, tout au fond de l'eau, et la reconnut à sa forme caractéristique, confirmant ses très mauvais pressentiments : un alligator ! Dans un accès de terreur, elle faillit relâcher tout l'air que contenaient ses poumons ; mais la pensée d'Edelweiss abandonnée à son sort raffermit sa volonté. Elle n'abandonnerait pas sa cadette, impossible ! Mais comment... Comment se tirer d'un tel mauvais pas ? Aurait-elle disposé d'une rose, sans doute aurait-elle pu inventer quelque stratagème pour combattre le monstre. Mais là... Elle ne pouvait même pas entailler sa main pour attirer la bête à ses trousses plutôt qu'à celles d'Edelweiss : ses veines ne charriaient pas la moindre goutte de sang susceptible d'allécher l'alligator.
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Pétales de Rose et rameau d'Olivier
Romance« Jamais Rose Phorbe-Nascorie n'avait connu situation plus insolite que celle dans laquelle elle se retrouva piégée en ce soir de juillet : à califourchon sur un muret, quelques deux mètres au-dessus du sol. En robe de bal, évidemment. La situation...