Rose courrait à en perdre haleine, serpentant entre les arbres et les plantes pour s'en retourner auprès du village indien au plus vite. Elle avait beau être essoufflée et affolée, son esprit fonctionnait à plein régime, la laissant sous le coup d'une terrible lucidité. Les agissements de Gaïa lui apparaissaient enfin en pleine lumière, et ils la terrifiaient.
Ainsi donc, l'esprit de l'Île avait jeté son dévolu sur Donatien de Tantale bien des années auparavant. L'industriel devait devenir le moteur de sa quête, l'élément clé qui lui permettrait enfin de réaliser son impossible vœu : mourir. Elle avait tout orchestré. Échangé le propre fils de Donatien de Tantale contre un nouveau-né hybride, toute jeune pousse d'Olivier, afin de s'assurer d'avoir toujours un espion de choix, une marionnette aux fils bien tendus à proximité de son instrument. Peut-être s'était-elle même débarrassée de l'épouse de Monsieur de Tantale, de sorte qu'elle ne puisse jamais dévoiler le subterfuge. Après tout, une mère sent ce genre de choses... Sans doute avait-elle ensuite posé sur Olivier les mêmes sortilèges que sur Valerian, afin de déguiser l'un en humain et l'autre en esprit des plantes. Puis elle avait laissé faire le temps, laissé les menaces extérieures s'amplifier, avant d'approcher à nouveau Donatien de Tantale, sous la forme de Janvier cette fois. Ainsi, elle avait implanté l'idée de la mine à ciel ouvert dans ses pensées, l'avait convaincu qu'il s'agissait de la meilleure – de la seule – solution pour préserver l'indépendance politique de l'Île. Sans doute Olivier avait-il joué un rôle dans cette partie-là du plan, mais Rose ne se trouvait pas en mesure de l'appréhender pour l'instant.
Des souvenirs lui revenaient en mémoire, terrifiants. Elle se souvenait de ce fameux soir, la veille du bal ; Gaïa, au dîner, avait évoqué l'événement et suggéré l'idée d'un sabotage dans l'esprit d'Edelweiss. Encore une manipulation. Sans doute quelques mots glissés à l'intention de Chardon l'avaient-ils convaincue d'entraîner Rose avec elle pour l'opération de sauvetage plutôt désastreuse qui s'en était suivie. Et puis la jolie rouquine avait fait la rencontre d'Olivier... grâce ou à cause des ennuis que lui causait Janvier – que lui causait Gaïa. Terra mater, tout s'emboîtait si parfaitement que c'en devenait un sublime vertige.
Et ce n'était pas tout : Olivier s'était retrouvé engagé dans la mission licorne. Pire encore, l'intégralité du sauvetage du sanctuaire reposait désormais sur ses épaules, sur le fait qu'il s'en irait parler à son père et le convaincrait de tout abandonner, puisque le conseil des indiens, confiant, avait finalement pris la décision de ne rien tenter d'autre – si on omettait les fameux pièges qu'entendaient poser Edel et Aguaje de leur côté. Seulement, qu'arriverait-il lorsque viendraient les bulldozers ? Olivier semblait prisonnier de l'emprise de Gaïa. Rose s'en voulait terriblement de douter de lui de la sorte, mais chaque pas la confortait dans son pressentiment : il retournerait sa veste au dernier moment, marionnette manipulée.
Elle l'avait abandonné dans la forêt, incapable de le tirer de sa transe. Cela lui avait coûté, évidemment ; elle savait le jeune homme en danger, ainsi exposé à l'emprise de Gaïa. Mais lors de leur départ du manoir, Rose avait effectué un premier choix : celui de ne pas avertir sa mère des dangers qui planaient sur l'Île, et ainsi d'exposer Aubépine et Capucine, ses innocentes cadettes, aux terribles conséquences qui risquaient de s'ensuivre. Par conséquent, la rouquine devenait complice, responsable. Le sauvetage de l'Île passait avant la sécurité d'Olivier – malheureusement.
Elle s'arrêta un instant, croyant s'être égarée, et jeta un regard circulaire autour d'elle. Peine perdue : il n'y avait là que de la verdure, rien pour lui indiquer son chemin. En désespoir de cause, elle récupéra la chevalière au rubis qui pendait à son cou et décacheta la pierre. Cela lui permit de récupérer la petite épine de rose qu'elle y tenait dissimulée, avec laquelle elle se piqua le pouce, comme de coutume. La douleur lui arracha une inspiration saccadée, mais elle ne perdit pas son calme pour autant, et d'un geste décidé, posa le doigt duquel perlait la sève sur l'humus gras du sol.
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Pétales de Rose et rameau d'Olivier
Romance« Jamais Rose Phorbe-Nascorie n'avait connu situation plus insolite que celle dans laquelle elle se retrouva piégée en ce soir de juillet : à califourchon sur un muret, quelques deux mètres au-dessus du sol. En robe de bal, évidemment. La situation...