Un silence palpable était descendu sur le bar. Le jeune chevalier se rua sur son adversaire au ralenti, alourdi par son habit de fer. De Payens tenait son épée haute au dessus de sa tête, pointe en avant, dans la position agressive du Serpent Debout. Godefroy, défensif, présenta son épaule droite, épée pointée en arrière, dans la versatile, mais fort peu menaçante Garde de la Croix Véritable. L'épée de Payens jaillit vers la fente du heaume de Godefroy. Ce dernier tourna la tête au dernier moment, et la pointe glissa sur le métal. Simultanément, il porta à son adversaire un violent coup du pommeau de son épée à la poitrine. De Payens faillit perdre l'équilibre, mais il se rétablit de justesse avant de faire face à Godefroy en Garde de Flèche. Une position beaucoup moins fanfaronne.
— Déjà essouffĺé ? rugit Godefroy, Comprends-tu maintenant que tu n'es pas de taille ?
— Godefroy le Couillon, si tu savais à quel point toute résistance est futile...
— Mordaille ! Cesseras-tu enfin d'insulter mon nom ?
— Alors que je m'amuse tant ? Aucune chance. J'eus été fort déçu si tu avais succombé à ma première attaque. Je compte bien t'occire autant de mon fer que de mes mots.
— Que me vaut ton animosité ? Pourquoi m'avoir tendu ce guet-apens?
— Figures-toi, mon Godefrisquet, que l'archange Gabriel m'est apparu en vision.
— Gab ! Il parle de toi ! interrompit Michel.
— Ta gueule, Michel, on n'entend rien !
Gabriel laissa ses deux collègues se chamailler. Il s'enfonça au fond de sa chaise autant que possible. Tout le bar devait être en train de le fixer du regard. Merde, il ne faisait que passer les messages...
— Tu t'es enivré ! avait repris Godefroy. Tu auras halluciné !
— Ah ! Je l'aurai bien cru moi-même, mais l'ange ne s'est pas contenté de m'instruire de ton arrêt de mort, Godefroy de... heu... de Souillon, il m'a aussi révélé qu'un vase fort spécial se trouvait dans un coffre de notre cave.
— Pardieu ! Veux-tu dire...
— Exactement là où l'ange avait prédit, j'ai effectivement trouvé la coupe du sauveur.
— Le Saint Graal !
— Et, comme j'ai bu l'eau de la coupe, tu auras bien du mal à me vaincre.
— Balivernes ! Godefroy baissa le front, empoigna de sa main gauche le milieu de la lame de son épée pour en stabiliser la pointe.
— Viens-donc t'en rendre compte, Godefroy... hem... Godefroy de...
Le croisé lança son poids en avant sans écouter la bravade du templier.
C'était Godefroy qui attaquait cette fois-ci. Son épée en Garde du Serpent, pointée vers le bas-ventre d'Hugues, il avançait d'un pas mesuré et circonspect. De Payens, cet imbécile, la pointe basse en Porte de Fer, s'apprêtait à la parade. Gabriel se massa les tempes de consternation. Il n'aurait jamais dû lui révéler la présence de la coupe de la Cène. Maintenant, le voilà qui se croyait invincible. Gabriel avait mal préparé son intervention. Ce n'est qu'après coup qu'il s'était rendu compte que ces sauvages prêtaient des pouvoirs magiques à la vaisselle de Jésus. Godefroy lança un coup d'estoc vers l'interstice entre le plastron et le gorgerin. De Payens, qui s'attendait à un coup bas, fut pris de court. Il fit faire un large moulinet à sa lame, parvenant à dévier in extremis la pointe acérée. Godefroy, qui avait contrôlé parfaitement son approche, pesa de tout son poids. De Payens fit un pas en arrière, pour garder son équilibre. Les deux lames croisées crissaient sous l'effort. De Payens écarquilla les yeux d'horreur en voyant la lame de Godefroy entamer le métal de la sienne. Il prit un pas de recul précipité. Godefroy cessa brusquement de peser et tourna sur lui-même. De Payens, surpris, fut projeté en avant. Il ne put parer le coup qu'un Godefroy tournoyant lui porta au côté. La pointe de l'épée se glissa entre le plastron et la dossière et pénétra sa côte de maille comme du beurre. De Payens ne fut sauvé que par une brusque flexion du torse qui désengagea la lame avant qu'elle ne le transperce mortellement.
Les deux chevaliers se firent face à nouveau, De Payens devant s'appuyer contre une colonne, un filet de sang s'écoulant de son armure.
— Ventre-Dieu ! souffla-t-il.
Godefroy éleva la pointe de son épée à hauteur de son heaume, inspectant le sang qui en maculait la pointe.
— Te voilà moins suffisant tout à coup.
— Comment est-ce possible ? Ma côte de mailles...
— Ce n'est pas uniquement le bretteur que tu combats, foutriquet, mais également la flamberge. Je pourrais te laisser lire l'inscription sur la lame, mais connaissant tes humbles origines, il serait plus simple que je te l'annonce : « Taketh me ».
— Crois-tu que je parle l'Anglois ?
— Pauvre inculte ! Ne connais-tu donc pas la légende d'Arthur ?
— Excalibur ! Comment ?
— Un présent d'un lord de notre troupe dont je sauvai la vie au cours de la prise d'Antioche. Comment pourrais-tu me vaincre, Mécréant ?
De Payens resta un moment sans voix avant de répondre par un sifflement strident. Une flèche vint se planter en plein milieu du plastron de Godefroy.
***
Godefroy ne perdit pas de temps à contempler l'empennage vibrant fiché dans sa poitrine. Il décrocha prestement son écu encore attaché à son dos, tout en se précipitant au couvert d'une colonne. Une autre flèche siffla sur sa tête sans qu'il en vit la provenance. Satané heaume qui lui bloquait la vue. Une nouvelle flèche se ficha dans sa cuissarde. Il se couvrit de son écu, estimant la direction de l'archer. Une fois à l'abri, il arracha les hampes qui dépassaient de son corps. Sa côte de maille avait rempli son office. Il n'était pas blessé. Mais la partie venait de se compliquer. Il ne pouvait lutter seul contre un épéiste de l'acabit de De Payens exposé à un archer embusqué. Il tourna la tête vers les épais battants de la double porte de la grande Mosquée et, rassemblant toutes ses forces dans ses poumons :
« Baudoin ! À moi ! »
Son cri remplit l'espace immense du temple des infidèles. Il serait entendu. Il était à présent question de gagner du temps. Chose fort aisée avec cette pipelette de Payens.
— N'est-ce pas charmant ? Voilà notre ami... hem... Pieds-froids de Brouillon qui appelle son écuyer à la rescousse. Te voilà bel et bien au fin fond du désespoir.
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In Nomine Patrice
PovídkyL'an 1100, Jérusalem. L'archange Gabriel veut réparer la gaffe du siècle dernier en tentant de mettre fin à la trop réussie première croisade. Mais on ne contrôle pas les affaires humaines si aisément.