Chapitre VI - Isaac

278 30 25
                                    

C'est avec un soupir tremblant que je referme la porte derrière moi. Pour la dernière fois, me siffle une petite voix insidieuse et perfide. Je décide de la chasser de mon esprit avant qu'elle n'ait le temps de me noyer sous les remords.

Je laisse néanmoins ma main s'attarder sur la poignée. J'inspire l'air glacial mais vivifiant de l'hiver, avant de me retourner d'un geste brusque. Comme quand on arrache un pansement.

Une étendue immaculée et glacée me fait face, un linceul blanc recouvrant l'allée déserte. Mon cœur se sert douloureusement, empli d'une nostalgie poignante. La neige a englouti Louisburg Square, recouvrant voracement chaque pavé. Un ciel orageux pèse au-dessus des maisons de briques rouges, les écrasant tout entières de sa masse grise et grondante.

Continuer ou s'arrêter ?

Il n'est pas encore trop tard pour faire demi-tour, pas trop tard pour tourner le dos à cette vie de fuite qui m'attend. Il me suffit de rouvrir la porte et... Et après ? Ce n'est plus chez moi. Cette maison n'est plus un refuge. C'est un leurre, une illusion. Plus longtemps je resterai ici, plus je constituerai une proie facile.

C'est pourtant simple. Il me suffit de ne pas réfléchir.

Un pas en avant.

Un pied devant l'autre.

Un peu plus loin.

Toujours plus loin.

Hommes d'affaire, femmes en talons aiguilles, brunes, blondes, rousses, pères, mères, bambins, enfants au visage rougi, vieillards bras-dessus bras-dessous, vieillards grincheux, vieillards souriants : chacun tente de se frayer un chemin dans cette masse fourmillante de vie. Des centaines de cœurs battant à l'unisson. L'hiver peut bien s'évertuer à pétrifier le monde de sa froide étreinte : il n'empêchera pas ces gens de sortir, de rire, de sourire. De vivre.

Après tout, je ne suis qu'un âme parmi tant d'autres. Une âme errante, certes, mais une âme tout de même. Pas tout à fait un être humain. Pas un être humain normal. Pas aux yeux des autres. S'ils avaient considéré Elly comme une personne normale, ils n'auraient pas braqué leurs armes sur elle, ils ne l'auraient pas traînée dans ce laboratoire comme un rat qu'on dissèque sans une once d'hésitation, parce qu'au fond, ce n'est qu'un rat, et pourquoi regretterait-on de tuer un rat si c'est pour servir la science ? Elle n'était pas une criminelle, elle n'avait rien fait de mal. Elle ne savait pas elle-même d'où venait cette aptitude. Elle en avait peur. Et ils le voyaient. Alors que sommes-nous pour eux ? Des animaux fascinants qu'ils sont impatients de disséquer ? Une menace potentielle pour leur précieuse société si ordonnée, si parfaite, si dégoulinante de haine et débordante d'injustices ?

Son nom tourne dans ma tête, sans cesse. Elly. Le vent glacial ne parvient pas à l'arracher de mon esprit. Je l'imagine seule, effrayée, perdue, le regard vague et l'expression hagarde tandis qu'une douzaine d'individus en blouse blanche la contemplent, avides et impatients de lui faire subir leurs abominations. Ils nous considèrent peut-être comme des monstres, mais, dans ce cas, que sont-ils, eux, ces grands génies qui prétendent faire le bien de l'humanité en commettant l'inhumain ?

Dix jours qu'Elly a été placée aux National Institutes of Health. Depuis, aucune nouvelle. Silence complet. Ils tiennent certainement à tenir secrètes leurs petites expériences, leurs dégoûtantes petites expériences.

Et puis il y a cet autre garçon, arrêté dans les environs... Ils avaient prévu de le placer dans le même centre de recherche qu'Elly, du moins jusqu'à ce qu'il s'échappe. Sa fuite a été un vrai carnage. Dans son sillage, des dizaines de cadavres, des policiers qui tentaient d'empêcher son évasion. Si Elly et moi sommes inoffensifs et incapables de faire le moindre mal à quiconque, ce type, en revanche, m'inquiète. Si on en croit le peu d'informations qu'on veut bien nous livrer, il serait capable de provoquer des chocs électriques meurtriers. Je ne sais pas si c'est un psychopathe prenant plaisir à tuer, mais, dans tous les cas, ce genre d'agissements ne va faire que renforcer la méfiance du gouvernement à notre égard. Et ce n'est pas comme si...

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Mar 24, 2016 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

AnomaliesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant