Chapitre 1 : Poison - Partie 1

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 S'il y a une leçon que nous devons retenir des erreurs de notre passé, c'est bien que le sang appelle toujours au sang, peu importe le nombre de fois où l'on essaie de l'éviter. L'homme est fait d'une nature cruelle et insatiable, et la guerre n'est que sa raison d'être.

Le Livres des Grandes Guerres, prologue, auteur anonyme.

Chapitre 1 : Poison

Partie 1

Elle chantait au milieu des bas-fonds comme un rossignol la veille de l'apocalypse. Sa silhouette aux fines hanches sautillait d'un pas à l'autre dans une danse extravagante alors qu'elle progressait au plus profond de la ville, là où les nobles ne s'aventuraient plus depuis des siècles. L'obscurité ne la dérangeait pas, pas plus que les regards des rares badauds encore dehors à cette heure tardive de la nuit. Ici-bas, l'originalité se trouvait à chaque coin de rue, sur le visage de ceux délaissés par le royaume dans cette tombe à ciel ouvert. Ici trois yeux, là des oreilles trop pointues : ils étaient tous des déchets de la société trop parfaite qui côtoyaient les hauteurs d'Isendorn. Tous, sauf elle. Son visage poupin, ses longs cheveux noirs trop propres, sa robe d'un blanc immaculé détonnaient dans ces territoires macabres et boueux. En temps normal, une femme n'aurait jamais osé se promener seule sans escorte à cette heure de la nuit. Mais elle n'était pas n'importe qui.

Son pas ralentit à l'approche d'un bâtiment miteux coincé entre deux autres plus hauts que lui. Comme bien souvent ici, on construisait là où il y avait de la place. Le rêve de la grande ville et le travail promis attiraient chaque année des milliers de moustiques. Ceux qui ne mouraient pas de la peste ou d'un rhume s'entassaient là où ils le pouvaient et s'improvisaient boulanger, aubergiste ou tailleur dans l'espoir de gagner assez pour ne pas succomber le mois suivant à la famine. Elle s'arrêta, sortit un papier de sa poche pour vérifier qu'elle se trouvait bien à la bonne adresse et poussa un soupir devant la façade bancale et inhospitalière. Son contact savait choisir où se cacher à l'abri des regards, il n'y avait aucun doute possible. Elle espérait cependant parfois qu'il le fasse au soleil ou chez les nobles, pas dans une rue qui sentait l'urine de chat et le vomi des ivrognes.

— Auberge des Trois Rosiers, lut-elle sur une pancarte graisseuse qui pendait au-dessus de la porte.

Elle chercha du regard ce qui avait bien pu inspirer le nom. Devant une fenêtre, trois pots de fleurs fanées la dévisageaient tristement. Son visage se déforma d'une moue peu convaincue. Elle tira un peu sur sa manche pour atteindre la poignée de la porte avec. Elle refusait de poser un doigt dessus. Les humains trimballaient toutes les maladies de la région et même si elle était insensible à la plupart d'entre elles, elle ne voulait pas courir le risque.

Le bois gémit lorsqu'elle passa finalement le seuil du bâtiment. Elle se retrouva dans une salle de taille modeste qui empestait la bière et la viande avariée. Réparties en quinconce, les tables prenaient tout l'espace disponible. Des ivrognes dans des états de décomposition plus ou moins avancés étaient avachis dessus. Quelques regards curieux, aguicheurs et méfiants se levèrent dans sa direction. Les personnes comme elles n'avaient rien à faire ici, tout le monde savait cela. Les buveurs se lancèrent des œillades les uns aux autres pour essayer de trouver quelle femme venait chercher son mari et allait recevoir les coups de martinet. Elle les ignora. La jeune femme traça son chemin entre les tables et s'avança d'un pas confiant vers le comptoir, à l'autre bout de la pièce, en évitant habilement les mains sales baladeuses qui tentaient de lui toucher les fesses.

Le vieil aubergiste leva vers elle un regard mi intrigué, mi méfiant. Il s'était arrêté d'essuyer son verre pour la dévisager de haut en bas. Elle sourit, peu impressionnée, et s'installa sur l'unique tabouret libre entre deux solides gaillards qui ronflaient sur le morceau de bois, un verre devant eux. D'après le rapport qu'elle avait reçu, le tavernier n'était pas la pitoyable créature qu'elle semblait être. Il avait du sang d'elfe dans les veines et, bien qu'il le cachât, il avait déjà plus de cent ans. Ses oreilles arrondies, couvertes de cicatrices, témoignaient des sacrifices qu'il avait dû réaliser en s'installant ici. Les créatures, comme lui ou elle, n'avaient plus leur place en ville depuis plus de trente ans. Elle ne comptait pas user de cette information pour se mettre le tenancier du bâtiment dans sa poche, bien au contraire. Dans les bas-fonds, tout se marchandait et surtout sa vie.

Tyrnformen | En réécritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant