Le temps s'écoulait avec une lenteur affligeante, comme si une personne s'ingéniait à empêcher la rotation normale des aiguilles. Le monde me paraissait se dérouler au ralenti. Mon corps vibrait sous le choc de cette macabre nouvelle tandis que milles questions se bousculèrent dans mon esprit en ébullition, qui refusait d'assimiler ces mots ; Monsieur Donovan est mort. J'ouvrais, refermais la bouche, incapable d'articuler une phrase sans bafouiller, de produire un son qui ne ressemblerait pas à un grognement plaintif. C'était peut-être mieux ainsi. Je doutais fortement qu'une poignée de parole puisse réconforter Aaron, apathique, les traits tirés. Les mots n'étaient guère qu'une façade doucereuse, capable de tromper, manipuler, mais jamais guérir. Ils blessaient, se tordaient et glissaient sur nos âmes comme des millions de serpents venimeux, déversant leurs venins qui n'agirait que plus tard dans les systèmes sanguin et nerveux, telle une bombe à retardement.
Ses yeux inexpressifs scrutèrent et analysèrent mon attitude, mes gestes, mes paroles. Ils cherchaient une faille qui pouvait me trahir, qui lui permettrait de lâcher les pensées qui faisaient rage dans sa conscience pour déverser sa haine mais il n'y en avait pas. J'étais aussi bouleversé que lui, ne sachant que dire ou faire. Nous restâmes ainsi une éternité, dans un affrontement de regard ridicule, sans oser respirer, jusqu'à ce que ses membres tétanisés ne se relâchent et qu'un soupir à fendre l'âme ne franchisse ses lèvres rouges. Aaron baissa les yeux sur ses ongles rongés qu'il triturait nerveusement, quand soudain ses muscles se contractèrent davantage. Son regard voilé croisa le mien et même si l'étrange lueur démente avait disparue, je percevais toujours son ombre luire au fond de ses iris. Mon cœur fit un bon dans ma cage thoracique, mon pouls s'emballa cependant qu'une vague de chaleur m'étreignis douloureusement. J'accueillais toutefois cette douce sensation familière avec appréhension. Aussi timide était-il, l'espoir naissait en moi. Un nouveau-né d'à peine quelques secondes, mais il était déjà prêt à s'épanouir dans le reste de mon corps. Cet espoir m'amenait à penser qu'un sourire allait illuminer la mine grise d'Aaron, qu'il allait éclater de rire. Pourtant son silence constituait une preuve éloquente ; il ne plaisantait pas. La réalité était cruelle, difficile à accepter, je préférais me cramponner à ce que mon subconscient me murmurait. Ce sont des mensonges, il ne faut pas l'écouter.
— Je ne te crois pas, bafouillais-je alors que ma langue s'était transformée en plomb.
La carotide de son cou gonfla. Merde. Son visage de porcelaine habituellement animé d'une moue sarcastique était rouge, la rage déformait ses traits délicats. Ses épais sourcils noirs étaient froncés sur ses iris argentées qui me foudroyaient. Ses lèvres pincées le rendaient plus terrifiant encore. D'un geste brusque il arracha la fermeture éclair de sa poche latérale, attrapa son téléphone qu'il manipula avec violence, puis claqua furieusement l'appareil sur le plateau de bois, sous mes yeux exorbités. L'écran affichait la page officielle du Times électronique. Il fit défiler les articles jusqu'aux faits divers du jour. Le titre m'apparut comme une tâche de sang sur de la poudreuse immaculée. Il jurait sur la blancheur du papier virtuel, imprimant une à une les lettres contre mes paupières closes.UN HOMME RETROUVE MORT A L'UNIVERSITÉ.
Ce samedi matin, aux alentours de 5h, un corps a été découvert par un médecin légiste à la morgue de l'Hôpital Universitaire de Saint Thomas. Après l'identification du corps, les policiers ont confirmé l'identité de la victime. Adrian Donovan, âgé de 58 ans, brillant neurochirurgien à la retraite et enseignant d'anatomie, aurait été découvert dans des circonstances macabres. D'après l'enquête en cours, le meurtre aurait été commis entre 17h et 23h ce vendredi 22 novembre, alors que l'homme s'apprêtait à rentrer chez lui. Il semblerait que...
La suite n'était qu'un fouillis de caractères, je ne parvenais plus à démêler les mots des points ou des virgules qui s'étalaient sous mes yeux. Un dense nuage brumeux emplissait l'espace de ma boîte crânienne, grippant les rouages déjà encrassés et d'autres questions vinrent se greffer aux autres. Je repoussais l'appareil qui me brûlait la peau, d'une main tremblante. Je n'osais pas regarder Aaron, je ne savais plus où me mettre. Il avait été sincère depuis le début alors que je refusais de le croire. Acculé contre le dossier de ma chaise, j'essayais de paraître le plus petit possible dans une vaine tentative de disparaître. La honte me rongeait l'estomac, mes joues devinrent écarlates, mais je tentais de ne pas m'en formaliser. Pas maintenant. L'heure n'était pas au narcissisme mais aux excuses.
La réalité me rattrapa à une vitesse vertigineuse et me gifla de plein fouet. Je vacillais puis m'écroulais maladroitement dans les profondeurs du déni tandis que mon corps secoué de spasmes heurta le sol humide et défoncé par des années de colère, de larmes, meurtri.
— Tu me crois maintenant ? darda une voix méprisante au-dessus du vacarme que produisaient mes pensées.
Perdu au-delà de ma tasse de café vide, au-delà du pub où régnait une chaleur humaine agréable, du passage automobile sur les pavés glacés, je me tétanisais lorsqu'une impression de déjà-vu s'ajouta à ma montagne de songes. Des mots résonnaient en boucle, se brisaient contre les parois de mon crâne mais ils se reformaient à une vitesse affolante et chassaient tout sur leurs passages. Mon esprit était accaparé par cet impératif. Aidez-moi, mais où avais-je entendu ou vu ces mots ? Je ne parvenais pas à me souvenir, un épais brouillard bloquait l'accès de ma mémoire. J'étais complètement impuissant et désemparé. Une sourde angoisse se réveilla au creux de mon estomac, j'avais un mauvais pressentiment, pour une raison qui m'échappais. Pourquoi cet étrange sentiment ? Y avait-il un lien avec la mort de notre professeur ?
Aaron haussa un sourcil interrogateur face à mon silence. Sa rage semblait avoir fait place à son habituel air moqueur et il m'encouragea d'un timide sourire à partager mes inquiétudes. Je n'en fis rien. Ce n'était ni le moment, ni l'endroit car j'ignorais moi-même ce qui me tourmentait. Je haussais les épaules, arborant un sourire factice. Une seconde plus tard, son rictus mauvais se transforma en une moue chaleureuse. Mais elle n'était pas sincère, à l'instar de mon masque qui menaçait de se fissurer. L'ombre de l'étrange lueur démentielle qui incendiait son regard m'empêchais de lui faire pleinement confiance car elle me terrifiait.
Faisant abstraction de ma propre rage, je fis comme si rien n'avait eu lieu. J'observais Aaron se lever. Il se dirigea vers le comptoir, où il adressa un sourire charmeur à la serveuse occupée à préparer un plateau. Elle glissa discrètement une mèche brune derrière son oreille avant de recouvrer son professionnalisme. Aaron avisa de chercher un bout de papier dans les profondeurs de ses poches, trouva un vieil emballage déchiré et gribouilla quelque chose en hâte avant de le glisser devant la serveuse, à quelques millimètres de sa poitrine. Ses joues prirent aussitôt une ravissante teinte rosée, rehaussant ses innombrables taches de rousseur. Jetant une œillade de droite à gauche pour vérifier que personne ne les observait, elle se hâta de cacher le morceau de papier dans son veston. Aaron était vraiment désespérant, totalement irrécupérable. Il ne pouvait s'empêcher de flirter avec la première jolie fille venue. Cela m'agaçait au plus haut point, créant parfois des tensions. Au fond, peut-être était-ce parce que je l'enviais. Il ne se posait jamais de question, fonçant tête baissée sans se soucier des conséquences. Aaron était doté d'un charme naturel qui le rendait irrésistible et mystérieux, quasiment surnaturel, comme si les personnes qui croisaient sa route avaient été frappées d'hallucinations. En ce qui me concernait, je n'étais que le pauvre Hélio, gentil et naïf. Je manquais cruellement de confiance en moi, jamais sûr de mes décisions, pesant constamment le pour et le contre. Surtout, la peur de l'abandon occultait le reste. Je ne voulais pas revivre ça. Je préfèrerais me terrer dans la solitude plutôt que d'affronter une nouvelle fois ce sinistre sentiment que laissait l'abandon dans son sillage, de n'être réduis qu'à une piètre ombre de soi-même. J'étais ce garçon invisible auquel personne ne prêtait attention, qu'on bousculait sans ménagement dans les couloirs étroits de l'école. Enfin, les choses avaient un peu changé, grâce à Aaron. Parfois je me demandais s'il n'était pas un ange gardien. Je levais les yeux aux ciels, me focalisant sur un point invisible au plafond, chassant d'un soupir las mes souvenirs.
D'une démarche féline, le pas léger, Aaron revint paresseusement avec deux tasses de café fumant en main. Une fois à ma hauteur, il déposa les tasses sur la table avant de lourdement se laisser choir sur la chaise. Une jambe étendue dans l'étroite allée, un coude mollement posé sur le dossier rembourré, Aaron avala une longue rasade de son breuvage brûlant. Je ne pouvais m'empêcher de sourire en coin car je savais pertinemment que dans moins de trente secondes, il lâcherait un juron dans une hideuse grimace. Et évidemment, ma déduction s'avéra bonne. Ses yeux sortirent de leurs orbites, tandis que le liquide brûlait les parois de son œsophage et de son estomac.
— Putain mais c'est brûlant ! hurla-t-il d'une voix étranglée, agitant ses mains devant sa bouche grande ouverte en reposant brusquement la tasse sur la table où s'échouèrent des gouttes de café.
Mon sourire s'accentua légèrement, mais celui-ci n'échappa pas à l'œil avisé de mon ami qui se tortillait dans tous les sens. Et si quelqu'un lui avait apporté de la neige fraîche sur un plateau d'argent, il l'aurait léché, ça ne faisait aucuns doutes.
— Et tu trouves ça drôle ? Tu n'es qu'un crétin ! tempêta-t-il, les joues roses.
Cette fois j'éclatais de rire pour de bon, je ne pouvais plus me retenir. J'avais besoin de relâcher la pression qui pesait une tonne sur ma poitrine. Je riais tant qu'une larme perla au coin de mon œil cependant que mon ventre me faisait souffrir. J'osais un rapide coup d'œil à Aaron qui me lançait un regard noir, redoublant mon rire incontrôlable. Mon fou rire dura plusieurs secondes encore mais je recouvrais mon calme plus rapidement que d'ordinaire, prenant une profonde inspiration. En fermant les yeux pour chasser les larmes qui menaçaient de déborder, je me massais le ventre pour dissiper l'élancement qui me brûlait les abdominaux. Je relevais les yeux bruns tirant sur l'orangé vers Aaron, l'air passablement renfrogné, qui m'observait en silence tout en pianotant patiemment sur sa cuisse.
C'est alors que je remarquais pour la première fois les lourdes courbes violacées sous ses yeux rouges et que ses généreuses boucles noires d'ordinaire impeccablement rebondies, frisotaient à peine. Elles retombaient paresseusement sur son crâne, son front et ses yeux. Ça ne lui ressemblait pas, il n'était décidemment pas lui-même aujourd'hui, pas même son ombre.
— Arrête de me dévisager comme ça, tu veux ? bougonna-t-il en apportant la tasse à ses lèvres.
— C'est si gentiment demandé, répliquais-je, vaguement amusé. Sérieusement, tu as vu ta tête ? Je m'inquiète pour toi Aaron, tu n'as pas l'air dans ton état normal.
Je pointais son visage tiré d'un coup de tête et, passant la main sur sa barbe naissante, Aaron écarquilla les yeux. Sa réaction m'arracha un rire sardonique. Je m'empressais de me racler la gorge, essayant de faire passer celui-ci en une toux mal contrôlée. Contre toute attente, un deuxième résonna. Contaminé par cette explosion de bonne humeur, j'éclatais de rire une fois de plus et mes muscles se décontractèrent doucement.
Nos rires se mêlèrent à la clameur des autres clients qui avaient cessés leurs activités le temps d'une œillade dans notre direction. Conscients des visages interloqués qui nous lorgnaient sans gêne, nous rîmes davantage. D'un même mouvement, nous lançâmes un regard menaçant à groupe de vieilles dames visiblement énervées d'avoir été interrompues en pleine discussion. De rares murmures révoltés fusèrent, mais bon nombre d'éclats de rire s'élevèrent et brisèrent ce lourd silence humiliant.
— Ces harpies méprisantes passent leurs week-ends à raconter des ragots en se goinfrant. Elles n'ont que ce qu'elles méritent, nous lança un homme, assis à une table voisine.
La cinquantaine en approche, son pull trop court laissait apparaître son ventre débordant de sa ceinture qui se déversait sur ses cuisses en une cascade de graisse et de poil. Un frisson de dégout grimpa le long de mes bras lorsque mes yeux s'attardèrent sur ce détail écœurant. Tandis que son crâne luisait sous la lueur orangée des chandeliers, il nous adressa un signe de tête entendu qui fit trembler ses bas-joues grasses et mal rasées. Il se leva d'un mouvement maladroit, termina les restes de son thé, déposa un billet à côté de son assiette puis il s'éloigna d'un pas lourd. Au moment de franchir la porte, il s'arrêta. Il fit volte-face, adressa un sourire goguenard au groupe d'octogénaire avant de leur crier un vague « mesdames », abaissant son chapeau invisible. Il se détourna, un sourire victorieux sur les lèvres avant de disparaître dans la brume londonienne.
J'observais un instant son imposante silhouette s'éloignée à travers les vitres embuées. Son visage m'était familier. J'étais persuadé de l'avoir déjà croisé quelque part, seulement, je ne souvenais plus ni à quel moment, ni à quel endroit. Je chassais cette idée d'un mouvement de tête, passant une main dans mes cheveux.
Les octogénaires étaient en pleine conversation, comme si rien ne s'était passé. Je soupirais de soulagement. Je ne voulais en aucun cas avoir des problèmes avec ma tante, lorsqu'elle entrait dans une colère noire, il était impossible de l'arrêter. Et puis elle devait certainement avoir d'autres choses à régler qu'un différend entre ses clients.
— Tu m'écoutes ? s'écria Aaron, claquant ses doigts sous mon nez.
— Pardon, tu disais ? dis-je en secouant la tête pour chasser les dernières traces de mes pensées.
Il lâcha un rira sarcastique, haussant un sourcil faussement perplexe.
— C'est bon, je t'écoute maintenant, avouais-je la joue posée sur le dos de ma main.
— J'étais en train de te demander si je pouvais te confier un secret ? répéta-t-il, un malicieux sourire en coin figé sur les lèvres.
— Pour qui est-ce que tu me prends ? m'offusquais-je soudainement réveillé. Allez, crache le morceau !
L'excitation, tout comme la curiosité, me brûlèrent de l'intérieur. Je hochais vigoureusement la tête, faisant bruyamment craquer ma nuque. Aaron se pencha sur la table, réduisant ainsi l'espace entre nous.
Quand soudain il se propulsa contre le dossier en tissu vert rembourré. L'excitation se propagea à toute vitesse dans mon organisme, tandis que je maudissais intérieurement Aaron. Son aplomb et son charisme lui permettaient de tenir un public en haleine, faisant grimper la tension et le suspense. J'enviais horriblement son talent naturel, son aura qui captait instantanément les regards lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son sang-froid implacable. Pourtant, aujourd'hui, c'était différent. Je le haïssais de me manipuler, je me sentais comme un jouet écrasé dans les mains d'un enfant, incapable de faire marche arrière et de fuir.
Sans attendre une seconde de plus, il fouilla dans la poche intérieure de sa veste. D'un mouvement expert, il me tendit une feuille jaunie pliée en quatre, glissée entre son index et son majeur. Je fronçais les sourcils en l'attrapant, intrigué par ce secret dont il semblait fier.
— Joyeux anniversaire Hélio, argua-t-il, souriant.
Qu'est-ce que signifiait toute cette mascarade ? Je restais interdit, me composant un masque de surprise pour dissimuler ma déception. C'était un fragile équilibre qui pouvait basculer à tout moment. Je plissais les yeux, observant silencieusement ce vieux morceau de papier plié entre mes doigts tremblants, un sourcil exagérant haut, me faisant violence pour ne pas le réduire en une grossière boule. Je ne m'attendais à rien de particulier aujourd'hui, ayant oublié cet infime détail qu'était mon anniversaire, cependant j'étais contraint d'admettre ma surprise. Pourquoi avait-il eu cette idée ? Cela cachait forcément quelque chose, le tout était de savoir quoi. Était-ce une lettre ou une énigme que je devais résoudre pour suivre un jeu de piste qui me conduirait jusqu'au trésor ? Non, c'était peu probable. Aaron n'était pas de ce genre-là. Mais pour ne pas risquer de le décevoir, je décidais d'entrer dans son jeu. Me ressaisissant rapidement, j'arborais un air aussi satisfait que possible, puis murmurais :
— Génial une chasse au trésor ! Dites-donc Sherlock, tu t'es surpassé.
— Déplie-le avant d'avancer quoi que ce soit, me réprimanda-t-il.
C'était frustrant lorsqu'il déchiffrait mes expressions sans difficultés. Il était doué à ce petit jeu. Analyser les émotions et manipuler étaient ses domaines de prédilection, il excellait dans son art. Je soupirais de frustration, m'exécutant silencieusement.
— Dépêche-toi, tu veux ? me pressa-t-il, les bras croisés sur le torse.
Je levais les yeux au ciel sans pour autant me départir de mon sourire espiègle car je prenais un malin plaisir à torturer sa patience précaire.
Une fois le papier entièrement déplié, posé à plat sur la table, mon sang se glaça. J'étais paralysé de stupeur. Il n'y avait rien. La page était vierge. Aucuns traits, aucunes lettres, seulement les irrégularités du papier granuleux. Je relevais prestement la tête avant de lui lancer un regard interrogateur, un sourcil levé. Aaron glissa férocement le papier plus au centre. Il m'observait en silence, le menton posé sur le dos de sa main, un mince sourire figé en coin révélant une fossette dans la porcelaine de sa joue. À quoi jouait-il ? Si c'était encore une de ses mauvaises blagues, je ne trouvais pas ça amusant.
Tout à coup, Aaron empoigna douloureusement mon poignet, paume ouverte vers le ciel. Du coin de l'œil, j'aperçus un reflet argenté, mais avant que je ne puisse réaliser ce qu'il était en train de se passer, une profonde douleur aiguë me transperça la peau. Aussi brûlantes que la lame tranchante qui déchirait ma chair, des larmes naquirent aux coins de mes yeux. Aveuglé par la douleur et les larmes, je remarquais à peine le liquide tiède et poisseux qui se déversait des minuscules vaisseaux rompus sur le vieux papier, tâchant celui-ci d'une petite flaque pourpre. Et comme si voir ce sang avait eu l'effet d'un électrochoc, je parvins à me dégager de la menotte organique qui m'encerclait le poignet. J'étais étourdi par l'adrénaline et la douleur mais je compris rapidement que le fluide grenat s'écoulait de ma paume blessée où une profonde entaille s'étendait de l'index à la naissance du poignet.
J'avais été formé durant de longues heures aux gestes de premiers secours, pourtant j'étais incapable de réagir ou de réfléchir. La gravité terrestre semblait vouloir me faire prisonnier de ses griffes, cloué à ma chaise, ma main inondée de sang suspendue dans les airs. Je jetais des regards affolés à Aaron qui n'étais pas décidé à m'aider, il était lâchement assis là, l'air satisfait comme si me voir lutter lui procurait un bonheur sans pareil. Le flot de sang était considérable, une hémorragie. Peut-être exagérais-je à cause de l'urgence, mais ma tête tournait tandis que des étoiles argentées dansaient devant mes iris voilées. Son infâme sourire figé sur ma rétine m'étais insupportable. J'aurais aimé lui arracher son petit air narquois avec le couteau dont la lame était luisante de sang, qu'il tenait dans la main.
J'en aurais pourtant été incapable. Malgré qu'il me lorgnât en train de me vider de mon sang comme un loup regarde sa victime mourir avant de la dévorer, je l'aimais et il demeurait être mon ami. J'étais incapable de lui en vouloir, même, me dis-je, c'était peut-être mieux ainsi. Si je devais mourir de la main de mon meilleur ami, qu'il en soit ainsi. Je ne lutterai pas.
Mon instinct ne semblait pas de cet avis, car il s'éveilla soudainement. Je repoussais la noirceur et attrapai précipitamment une poignée de serviette en papier. J'appuyais fortement sur la plaie à vif, faisant compression. L'hémorragie était incontrôlable, le flot de sang refusait de diminuer. Je sentais mon cœur battre à toute vitesse contre ma cage thoracique, la panique recommençait à ralentir mes mouvements et à m'embrouiller les idées. La petite table allait bientôt se retrouver noyée sous une rivière d'hémoglobine tandis que les serviettes imbibées s'accumulaient sur le sol rougeâtre. Des perles de sueurs dévalaient mon front avant de s'échouer sur mes cuisses. C'était un vrai cauchemar, une scène de film d'horreur. J'espérais me réveiller d'un instant à l'autre, mais la douleur était réelle. Je soufrais tant que tout mon corps était fait de feu liquide. Je ne savais que faire et les dernières serviettes allaient rapidement se retrouvées avec les autres. Cette fois c'est la fin, pensais-je, je n'aurais pas de seconde chance. Je fermais les yeux, prêt à accueillir la mort comme il se devait, en respirant profondément. Cependant, et alors que je pensais voir apparaître un immense écran noir, le souvenir de l'empreinte de mes mains carbonisées sur les draps refit surface des profondeurs de ma mémoire. Tout à coup, les prémices d'une idée germèrent. Si j'avais bel et bien causé ces dégâts dans ma chambre universitaire, alors je serais certainement capable de recommencer ici, maintenant. Je tentais d'imaginer la sensation de chaleur sur mes mains, la caresse du feu sur mes doigts. Je fis le vide, ne pensant à rien d'autre qu'aux sentiments nouveaux que me procurait cette chaleur naissante sur mes mains, à sa douce sensation familière aux creux de mes paumes calleuses et aux plus infimes aspérités de ma peau. Enfin, je relâchais l'air comprimé dans mes poumons, ouvrant lentement les paupières.
Ce fut le grésillement ténu qui me ramena dans la réalité. Le sang frais bouillonnait comme de l'eau froide jetée sur du métal en fusion sur ma peau puis s'évapora telle de la vapeur, faisant disparaître les dernières traces d'hémorragie. Tandis que la plaie était maintenant cautérisée grâce à la température élevée générée par mon corps, une épaisse coupure fendait toujours ma chair sanguinolente. Durant le processus de cautérisation, l'adrénaline et l'urgence de la situation m'avaient empêché de ressentir la douleur, mais à présent, elle occultait tout le reste. Les décharges qu'elle produisait, circulaient partout dans mes membres et me donnaient la nausée. C'était insoutenable. J'essayais de repenser à cette chaleur que j'avais produit pour détourner mon esprit de cette intense brûlure mais je ne savais d'où elle provenait. Tout ce que j'étais capable d'affirmer, c'était qu'elle m'avait finalement sauvé la vie.
Lorsque je tentais de remuer les doigts, ils refusèrent de m'obéir : les tendons étaient probablement sectionnés. J'aperçus à travers ce désert de chair à vif et de sang coagulé, un os rosâtre, miraculeusement épargné. Je peinais à croire qu'un vulgaire couteau à bout rond pouvait causer des dégâts aussi importants. Je refusais de croire que je devrais dorénavant vivre avec ce nouvel handicap, enchaînant rendez-vous sur rendez-vous pour sauver ce qui pouvait l'être. Je vais devoir faire une croix sur ma carrière de chirurgien, sur mes études de médecine. Je ne pourrais jamais trouver un emploi à la hauteur de mes espérances. Demander l'aumône à Auréa était la dernière chose dont j'avais envie. J'étais incapable de détourner les yeux de mon membre devenu totalement inutilisable, à peine conscient que j'étais en train de me lever, ma veste sur l'épaule, jusqu'à ce que la voix d'Aaron résonne dans mes oreilles bourdonnantes :
— Où vas-tu ? m'interpella-t-il.
— A l'hôpital, ça ne se voit pas ? Oh ! et aussi le plus loin possible de toi parce que tu es complètement malade ! assénais-je dans un souffle.
Et pour la deuxième fois de la journée, ses doigts vinrent délicatement se refermer autour de mon poignet brûlant faisant remonter un léger frisson le long de mon bras. J'essayais piteusement de me dégager, le cœur battant à un rythme effréné mais mon corps vidé d'énergie était trop lent et Aaron réussit à resserrer sa poigne. Lâche-moi ! aurais-je aimé hurler mais je fus réduit au silence par une agréable vague de chaleur qui me submergea, courant sur ma peau comme un million de frisson. Son touché était enivrant et pendant un instant, je m'abandonnais à son contact. J'en oubliais presque mon nom, où je me trouvais à cet instant et pourquoi étais-je là. Je me laissais bercer au gré de ces puissantes vagues d'énergie qui résonnaient dans mes cellules, dans mes os. Cette étrange sensation m'enveloppait comme une seconde peau constituée d'un fluide chaud et visqueux, à la manière d'un serpent qui ondule sur le sable. Le fluide devint subitement moins épais, plus léger, laissant la fraîcheur percer sa surface. Ce fut un frisson qui me fit ouvrir les yeux. Tout était tel que je l'avais abandonné, figé dans un silence pesant, morne. Toutefois, un détail avait changé. Je n'avais plus aucunes douleurs, mon corps débordait d'énergie. Ma paume avait cicatrisé comme par enchantement. Là où une plaie béante aurait dû se trouver, une fine coupure rosâtre et boursoufflée fendait ma peau régénérée. Je passais un doigt tremblant sur cette mince cicatrice, déconcerté. Aurais-je imaginé les tendons sectionnés, cette chair baignée de sang ? Non, c'était impossible. Il y avait forcément une explication. Mais j'étais épuisé de toute cette cogitation, de ces rebondissements alors je décidais d'abandonner mes interrogations. Je ne savais que faire, débout dans l'étroite allée, devais-je partir ou rester ? Mes doutes s'envolèrent car de légères pressions sur la manche de mon pull, me forcèrent à me retourner. Je découvris Aaron sous un autre jour. Son front luisait de sueur. Les traces violacées sous ses yeux étaient étonnements plus prononcés sur son visage blême. Ses yeux vitreux m'observaient, comme s'ils cherchaient à analyser, à anticiper mes mouvements, en train de se demander si j'allais le fuir ou lui faire face. Sa réaction me vexa, mais je n'en fis rien paraître car j'étais bien décidé à lui prouver que je n'étais pas un lâche. Nos regards se croisèrent, l'un d'un gris acier tumultueux, l'autre luisant paisiblement d'un orange doré incandescent. Nous avions la journée devant nous, pourquoi devrais-je me dépêcher ?
Une fois convenablement installé à ma place, l'atmosphère recouvra sa légèreté habituelle, le silence s'effaça, le brouhaha éclata. Je ne fus pas choqué de voir que l'hémoglobine qui se répandait sur le sol avait disparu, et avec lui, les morceaux de tissus imbibés de mon sang. À côté de ce qu'il venait de se passer, cela me semblait banal, comme si mon esprit éreinté était habitué à ce genre de tour de passe-passe. De plus, j'étais à moitié conscient, un pied dans la réalité, l'autre menaçant de trébucher dans les méandres du monde des songes. C'était à peine si j'avais entendu la voix ténue d'Aaron.
— Hélio ? Est-ce que tu...
— Est-ce que je peux te planter avec ce couteau ? Un jeu d'enfant, Aaron ! m'emportais-je en empoignant le couteau rutilant dont il s'était servi plus tôt.
Et pour la première fois de sa vie, Aaron paraissait terrifié. Il avait perdu son intarissable sourire arrogant cependant que son courage lui avait fait faux-bon. Malgré sa peur évidente, il essayait de dissimuler ses mains tremblantes sous ses cuisses, mais ses bras étaient secoués de soubresauts. Je percevais distinctement les battements affolés de son cœur, comme si, encore une fois, cette nouvelle faculté sommeillait en moi depuis vingt et un ans, et que pour une raison inconnue, elle avait décidé de se révéler au grand jour. Le son martelait mes tympans, couvrant mes propres pulsations cardiaques tandis que son cœur monopolisait mon esprit. J'en vins même à me demander ce qu'il se passerait si je décidais d'interagir avec son rythme affolé ? J'en serait incapable. Au lieu de quoi, j'implosais :
— Pourquoi tu as fait ça ? J'aurais pu perdre ma main, tu en es conscient ? Je te déteste. J'ai tellement envie de te coller mon poing dans la figure ! hurlais-je, agacé de son impassibilité. Le pire, c'est que je n'arrive pas à admettre qu'un couvert pour enfant puisse autant blesser. Bon sang mais qu'est-ce qu'il t'est passé par la tête ? Et depuis quand as-tu autant de force ?
Je devais évacuer toute cette rage qui menaçait de déborder. J'abatis mon poing sur la table, qui se fissura sous le choc. Les couverts volèrent, puis retombèrent avec fracas à plusieurs millimètres d'où ils se trouvaient. La douleur qui me transperça la peau me procura un frisson d'adrénaline, je me sentais vivant et la morsure laissée par le bois me réveilla. La larme qui dévalait la joue laiteuse d'Aaron me fit l'effet d'une douche froide, ma rage retomba aussitôt. Pourquoi pleurait-il ? Il n'espérait quand même pas que je resterais sagement assis à l'écouter, si ? Il devait bien s'attendre à une réaction de ma part alors pourquoi était-il dans cet état ?
— S'il te plaît, regarde sous ta main..., dit-il d'une voix à peine perceptible.
Je m'exécutai plus parce que je voulais plus que tout sécher ses larmes et revoir son sourire, que parce qu'il me l'avait demandé.
Sous ma main se trouvait l'étrange morceau de papier dont j'avais oublié l'existence. Sa surface d'ordinaire rugueuse légèrement brunâtre était maculée d'une épaisse tâche d'un liquide poisseux en son centre. Je réprimais un long frisson en constatant que ce liquide sombre n'était autre que mon sang. Il brillait sous les chandeliers d'or comme un rubis au soleil, aussi sombre qu'une nuit sans lune. Le vacillement irrégulier des flammes des bougies se reflétait sur sa surface laquée. Subjugué par ce qui était sous mes yeux, c'était à peine si je réussis à entendre Aaron prononcer une formule :
— Sanguinem Cartana, récita-t-il d'une voix si basse, que je dû tendre l'oreille.
Même après tous ces événements, je fus surpris de voir la tâche de sang disparaître dans les fibres du papier aussi avidement qu'un vampire affamé boit le sang de sa victime. Une fois l'intégralité du sang absorbé, rien ne se passa les secondes suivantes, quand soudain, la vie ébranla la surface paisible de la page dévastée. Des lignes d'une finesse incomparable se tracèrent d'elles-mêmes sur le parchemin. Ces gracieuses lignes filaient d'un bout à l'autre, se courbaient pour dessiner le tracé d'îles plus majestueuses les unes que les autres puis revenaient, se croisaient encore et encore, comme si une main invisible s'ingéniait à réaliser cette magnifique carte sous nos yeux ébahis. Je m'autorisais un coup d'œil en direction d'Aaron, qui observait l'étrange machination, les yeux brillants. Tout à coup, de hautes pointes escarpées jaillirent du papier et montèrent à une vitesse vertigineuse vers le ciel, me forçant à reporter mon attention sur la carte. À leurs tours, alors que les contours étaient à peine tracés, les îles émergèrent puis se modelèrent dans les airs, elles lévitaient au-dessus de leurs contours dessinés au fusain. Des tâches vertes fleurirent un peu partout sur la carte, entourées de vaguelettes d'un bleu cobalt. Les arbres se matérialisèrent, dessinant de hauts sapins verdoyants qui s'élançaient majestueusement vers le ciel, qui n'étais autre que le plafond du Red Lion. L'océan qui entourait les îles se matérialisa à son tour et nous aspergea de rafraîchissantes gouttes d'eau salées, que nous essuyâmes sur nos pulls. Les noms des îles flottaient gracieusement devant chacune d'elles, d'une douce écriture penchée et dorée. Se dressait à présent devant nous, une carte en trois dimensions, tel un hologramme d'un monde imaginaire. C'était indescriptible, inimaginable. Dans quelle boutique s'était-il procuré cet objet de science-fiction ? Je relevais la tête vers Aaron dont les yeux brillants d'excitation, fixait cette précieuse carte. S'arrachant à sa contemplation, il susurra :
— Finte Sanguinem Cartana.
Les éléments de la carte s'effacèrent lentement, comme s'ils voulaient se montrer encore un instant, épuisés d'être dissimulés dans l'ombre depuis toutes ces années. Un profond sentiment que je n'aurais su décrire m'étreignis le cœur tandis que plusieurs questions se bousculèrent dans mon esprit. Comment Aaron avait-il pu dégoter une telle œuvre, morbide et débordante de technologie ?
— Mais où as-tu eu ça ? demandais-je, le cœur battant à tout rompre. C'est un gadget qui tu as acheté dans une boutique ? Et puis, quel est cet endroit ?
— Je dois te parler de quelque chose d'important et, si je ne trompe pas, tu dois toi-même me parler de certaines choses, mais nous sommes trop exposés ici. La seule réponse que je peux t'apporter dans l'immédiat c'est que cette carte représente le monde d'où nous venons.

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Fire King - Tome 1 : The Red Dawn.
ParanormalQue feriez-vous si vous découvriez la vérité sur vos origines bâties sur des mensonges, sur un monde en proie aux Ténèbres et aux Ombres qui vous menacent à chaque instant ou que vous deviez anéantir le Mal ? Tel est le destin d'Hélio, enchaîné à un...