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     L'espace d'un instant je m'abandonnais au souvenir du Red Lion et à sa chaleur grisante. Baigné d'une étrange atmosphère, les arômes de café moulu flottaient dans la pièce vétuste où les conversations se mêlaient au tintement familier des couverts et au raclement des chaises sur le parquet lustré. Les serveurs s'activaient, circulaient avec une rapidité déconcertante entre les tables, des plateaux lourdement chargés posés en équilibre sur la pulpe des doigts. C'était un mystérieux balais, une chorégraphie calibrée à la seconde près où chaque danseur s'appliquait à la tâche avec une concentration farouche, un sourire sans âme figé sur le visage. Je sentais encore la sensation du nuage de vapeur sur mes joues et mon nez lorsque j'apportais la tasse brûlante à mes lèvres, suivie de la morsure du liquide qui coule dans ma gorge et enfin de cette chaleur diffuse au fond de mon estomac, quand un faible martèlement résonna dans mes oreilles, semblable à des battements de cœur. Les secondes défilaient tandis que les bruits devenaient assourdissants, insupportables tel un marteau frappant l'acier, la foudre s'abattant sur un arbre. Ma tête, déchirée par une violente douleur milles fois plus forte qu'une migraine était sur le point d'imploser, la pression sanguine exercée contre les parois de ma boite crânienne était insoutenable.
        Et puis, aussi vite qu'elle était apparue, la douleur reflua. Me penchant précipitamment en avant, tremblant, je vomissais un flot de liquide sombre. Malgré le froid, une fine pellicule de sueur se forma sur mon front, collant mes cheveux à ma peau luisante. La main reposant sur mon épaule me ramena dans la réalité, debout, plié en deux, les mains posées sur les cuisses, au beau milieu d'une ruelle déserte. Lorsque je relevais les yeux vers la personne me faisant face, Aaron, penché au-dessus de moi, murmura quelque chose que je ne pouvais entendre. Je me redressais aussitôt, chassant sa main d'un brusque mouvement d'épaule, avant de me remettre en marche pour quitter cette sinistre ruelle aux odeurs nauséabondes. Je n'avais pas besoin de son aide, je détestais qu'il me traite comme un faible. « C'est le monde d'où nous venons ». Je n'avais de cesse de me remémorer ses mots. Je me demandais ce que cela signifiait.
        Tout à coup mon corps se retrouva propulser dans les airs, ma tête bascula en arrière dans un craquement sonore. Le vide m'enlaça, m'enferma dans ses griffes acérées et froides, me coupant le souffle. Je ne sentais plus rien. Mes mains fendaient l'air dans une ultime tentative de me raccrocher à quelque chose, mais le vent me glissait entre les doigts. Mes muscles me brûlaient, mes os semblaient se briser en millier de fragments un à un. Les secondes s'égrenaient tandis que j'assistais à ma chute, impuissant, tel un spectateur regardant le héros d'un film d'action tomber d'une tour haute de plusieurs étages. Alors que je me précipitais inlassablement contre le macadam, un déclic ébranla les rouages de ma mémoire. Les mécanismes se dégrippèrent lentement, entraînant la renaissance de la rotation des engrenages. Un autre déclic retenti, le verrou qui bloquait l'accès de mes souvenirs vola en éclats. Les vannes du barrage cédèrent, déversant des torrents d'images, de souvenirs qui inondèrent ma conscience d'une abondance d'information vertigineuse. Ma naissance. Un palais d'une blancheur aveuglante. Un homme enveloppé d'un halo de lumière. Une femme aux cheveux de feu. Une superbe couronne d'or et de flammes. L'incendie. La mort de ma famille. Ma rencontre avec Aaron. L'abandon de Margaret. Mon déménagement à Londres. L'Université. Le piano.
         Les images défilèrent sous mes paupières closes, tandis que les souvenirs tourbillonnaient avec fracas dans mon esprit. Un sillon humide se dessina sur ma joue froide. La peur, l'horreur, l'effroi. Pas un seul de ces sentiments n'étaient assez puissants pour décrire ce que je ressentais aux portes de la mort, enfoui sous les décombres de la muraille que j'avais construit de mes mains autour de mes souvenirs. Ma carapace, mon armure, tout ce que je m'étais efforcé de bâtir s'était écroulé en une fraction de secondes, balayé par les vents glacés de la mort. Les cendres de mon monde mental s'envolèrent lentement. Ils formèrent des volutes morbides avant de rejoindre les cieux, peut-être dans l'espoir d'ériger un nouvel empire fondé sur les réponses aux questions qui emportaient les restes calcinés d'une vie qui ne fut guère autre chose qu'un amas de mensonges.
         Les secondes filaient, s'écoulaient, se transformaient en minutes, devenaient des heures, la notion du temps m'échappais, car tout me paraissait différent suspendu dans les airs. Mes sens étaient décuplés, plus aiguisés. La brise qui glissait sous les manches de ma veste, qui se fraya un chemin dans mes cheveux humides me paraissait plus froide encore que l'eau d'un lac gelé. Une dissonance de sons me tirailla les tympans et des odeurs m'assaillirent de toutes parts. Un relent pestilentiel de moisissure s'exhalais d'une ruelle adjacente. Le mélange d'urine et de nourriture en décomposition me donna la nausée. Soudain, la brise changea de direction. Cette fois une délicieuse odeur de marron chaud vint me chatouiller les narines. Je savourais ce moment, peut-être plus longtemps qu'il n'aurait fallu, car lorsque j'ouvris les paupières après un effort surhumain, la ville était figée dans une vision apocalyptique.
         Les rues, noyées sous des montagnes de déchets hautes comme des bus impériaux, furent balayées par les relents fétides de pourriture qui me brûlaient les yeux. Les feux tricolores ne cessaient de changer de couleur. Ils clignotaient, s'arrêtaient et repartaient. Clignotaient, s'arrêtaient, repartaient. Après d'interminables minutes de contemplation, je parvins à m'arracher de cette vision macabre au prix d'un effort inconsidérable. Un violent frisson remonta le long de mon échine. Une étrange envie de découvrir cette piteuse réplique de Londres m'accapara, mais à peine eu-je esquissé un pas en avant qu'un raclement sourd résonna dans mon dos. Je fis volte-face avec une rapidité surprenante, prêt à me défendre, les poings à hauteur du visage. Je me heurtais à un épais brouillard. Impossible d'apercevoir quoi que ce soit ; la nappe brumeuse était trop dense. J'étais cependant certain de percevoir une présence de l'autre côté. Une présence à la fois protectrice et menaçante, capable de donner autant de douceur que de haine, d'aimer que de blesser. Etrangement, je n'avais pas peur. J'étais prêt à affronter ce qui se trouvait à une centaine de pas, quel que soit le danger que cela représentait.
         Rapidement – bien trop rapidement, le rideau de nacre m'envouta et m'enivra, occultant le reste de mon champ de vision. La ville alentour s'effaça lentement, comme si ce mystérieux brouillard tiède gommait les choses indésirables. Mus par une volonté qui ne fut mienne, je tendais la main devant moi. Ma paume rencontra un mur invisible, humide et glacé. Aussitôt mon esprit formula différentes hypothèses. Était-ce seulement la peur qui me faisait voir des choses qui n'existaient pas ? Subsistait-il une vitre de l'autre côté de ce brouillard ? La brume se dissipa subitement, et avec elle, cette désagréable sensation d'humidité. L'épais nuage de brume explosa en une multitude de gouttelettes brûlantes qui retombèrent en pluie fine sur ma peau sans laisser de brûlures.
         Un furtif mouvement attira mon attention, détournant mon regard de mes mains bleutées et raides. Une silhouette se profila à l'horizon. La masse sombre tapie sous un lampadaire crachant une lueur grisâtre appartenait à un homme svelte, aux larges épaules qui se balançaient au gré de ses mouvements lents, assurés, tel un félin prêt à bondir sur sa proie. Le bruit mat de ses chaussures sur l'asphalte se répercuta contre les façades fatiguées des bâtiments abandonnés, bordant le boulevard. Sa respiration profonde et sifflante m'arracha un frisson, puis la silhouette s'arrêta sous un porche en tissu déchiré, partiellement dissimulée dans la pénombre oppressante. Un lourd soupire brisa le silence qui menaçait de m'engloutir.
—  Eh bien ! je dois avouer que je m'attendais à un remerciement de ta part pour t'avoir sauvé la vie, lança l'homme dont la voix me semblait familière. Je vais finalement te laisser erré ici, ou du moins, ne pas t'aider à t'échapper...
—  Je suis censé savoir qui vous êtes ? demandais-je, haletant.
—   Le coup de grâce qui achève définitivement notre amitié, répliqua-t-il en portant les mains à son cœur, puis à sa joue cachée dans l'ombre, essuyant des larmes factices.
—   Comment une amitié peut-elle s'achever si elle n'a jamais existé ?
       Semblant réfléchir à la question, un index posé sur le menton, l'homme fit un pas un avant, puis un autre, un suivant, jusqu'à ce qu'une distance d'une poignée de millimètres ne nous sépare. Il fallut un moment avant que je ne réalise qui se tenait devant moi, aussi droit qu'un roi sur son trône. Un rictus mauvais déformait ses traits juvéniles cependant que sa bouche pincée lui conférait une expression sévère. J'aurais dû être surpris ou en colère, hurler de rage, lui déverser ma haine à la figure, poser milles questions mais malgré ça, je l'enlaçais. Abasourdi, Aaron n'eut aucunes réactions. Toutefois son trouble ne dura qu'un instant puis ses bras encerclèrent fermement mes épaules. 
—  Je n'ai jamais été aussi heureux de te voir ! entamais-je. Que faisons-nous ici ? Quel est cet endroit étrange ?
—   Doucement Hélio, une question à la fois. Tu ne sais vraiment pas où nous sommes ?
       Je secouais la tête. Quelques gouttes d'eau glissèrent de mes cheveux.
—   Je crois que nous sommes à Soho, mais ce que je voudrais savoir c'est où nous sommes exactement. Ce n'est pas le quartier du West End que nous connaissons. C'est comme si nous étions dans le même quartier mais d'une époque ou dimension différente.
         Une lueur de malice pétillait dans ses iris argentées, tandis qu'un sourire narquois étirait ses lèvres. Sa réaction ne me plaisait pas du tout, qu'allait-il inventer cette fois ?
—   Tu vas garder tes petits secrets pour toi ? Tu as peut-être décidé de me laisser errer ici ? fis-je en mimant des guillemets pour appuyer ses propos.
—   Suis-moi. Nous devons nous dépêcher d'atteindre mon appartement. Une fois là-bas, je pourrais tout te dire. Si je te parle maintenant, les Ombres risquent de nous entendre.
—  Les Ombres ? Qu'est-ce que c'est ? Attend... tu as bien dit « ton appartement » ? hoquetais-je, surpris des révélations d'Aaron car après tout, qu'étaient ces « ombres » et depuis quand avait-il son propre appartement ?
        Sans un mot de plus il revint sur ses pas puis disparut dans l'obscurité du boulevard, m'abandonnant à mes démons.

Fire King - Tome 1 : The Red Dawn.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant