Chapitre 4

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La nuit finit par tomber, étendant son voile sombre sur l'Endeavour et son équipage. Les étoiles scintillaient en millions de joyaux. Leur reflet sur l'océan calme donnait l'impression que le navire flottait au milieu du ciel.

Luka vida le seau rempli d'eau crasseuse par-dessus bord et reboutonna sa veste pour se protéger de la morsure du vent.

Elle était épuisée. Après son altercation avec les deux brutes, il avait fallu ré-enrouler et déplacer les lourds cordages qui gisaient sur le pont, frotter le sol accroupie, voire à genoux, puis le récurer à l'eau de mer afin de protéger le navire des champignons. Enfin, elle avait dû huiler les boiseries du bastingage pour les nourrir, le tout sous les rafales de haute mer qui la laissèrent fébrile, les joues rougies par le soleil et les cheveux emmêlés.

Elle jeta un œil vers la cale, d'où s'élevaient les bavardages habituels de l'équipage. Grâce au calme de cette soirée, la majorité des hommes disposait d'un quartier libre et profitait de leur temps ensemble. L'heure du repas devait être dépassée depuis longtemps, mais Luka s'en moquait. La fatigue éclipsait sa faim. Elle n'aspirait qu'à rejoindre sa couche, dans la cabine vide à côté de celle de Nathanaël.

Le lieutenant n'avait pas toléré qu'on laisse une femme, même une simple mousse, au milieu d'un dortoir rempli d'hommes en manque de compagnie, égalité ou pas. Le capitaine s'était rangé à son opinion. Luka ne crachait pas sur ce privilège. C'était un véritable bonheur de se glisser sous les couvertures après une journée éreintante sans avoir à subir les ronflements intempestifs et autres bruits de pets de ses congénères. Cependant, avant de pouvoir s'abandonner à ce plaisir et se laisser bercer par la houle, il fallait qu'Axel vienne contrôler son travail.

Mais personne à l'horizon. Le repas était servi depuis plus d'une heure et la vaisselle attendrait le lendemain ; son maître coq préféré avait logiquement terminé sa journée. Mais ça, elle ne pouvait pas le deviner, et elle n'était pas sûre d'avoir la force de partir à sa recherche, même dans un périmètre aussi restreint que celui d'un navire.

Luka s'accouda au bastingage. Maintenant que le soleil avait disparu, l'océan arborait une teinte d'encre qui se confondait avec le ciel. Seules les quelques lanternes encore allumées de l'Endeavour permettaient de distinguer la limite entre les deux. Le reflet des flammes dansait à la surface de l'eau en milliers d'étincelles.

Les remous des vagues se brouillèrent. Luka cligna des yeux et secoua la tête. Elle devait être plus fatiguée qu'elle ne le pensait. Lasse, elle se laissa glisser le long des boiseries luisantes. Le roulis du navire la berça, et elle ferma les yeux juste un instant, pour se reposer en attendant Axel. Rien qu'un peu.

*

Elle n'identifia pas tout de suite la cause de son réveil. Un souffle de vent froid passa sous sa veste, lui arrachant un frisson qui la poussa à se recroqueviller. Sa couche était drôlement dure. Plus dure que d'habitude même. À tâtons, elle chercha sa couverture ; sa main ne rencontra que du bois.

Elle ouvrit les yeux, encore à moitié endormie. Il faisait très sombre, néanmoins elle y voyait assez pour savoir qu'elle ne se trouvait pas dans sa cabine. Non : elle était sur le pont.

— Luka ? Ce n'est pas un endroit pour dormir, enfin !

Elle sursauta à la vue du lieutenant Jenkins. Celui-ci l'observait du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, ses sourcils si relevés qu'ils disparaissaient presque sous son couvre-chef. Il lui tendit une main secourable avec un sourire indulgent.

— Mais qu'est-ce que tu fabriques ici ? Heureusement que je suis de quart, imagine ce qui aurait pu t'arriver si quelqu'un d'autre t'avait trouvée là.

Le Chant des voilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant