Chapitre 3

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Les jours suivants, Luka les passa à éplucher encore, encore, encore et encore des pommes de terre. Ces dernières étaient servies sous toutes les formes possibles et imaginables, assorties à l'occasion de carottes, de lentilles et parfois même d'œufs, qu'elle devait aller chercher dans les cages à volailles quand la pêche quotidienne ne ramenait aucun poisson à cuisiner.

En dehors de l'incontestable manque de diversité dans le menu, Luka commençait à s'habituer à la vie à bord. Insensible au mal de mer et désespérément en manque de soleil, elle passait son temps libre dans les cordages à regarder les étoiles tout en se demandant quand elle aurait l'occasion de faire ses preuves – ses vraies preuves, celles qui lui ouvriraient les portes de l'Académie de Marine à son retour.

Ses camarades semblaient avoir fait peu à peu abstraction de sa présence, préférant l'ignorer pour la plupart. Seuls quelques-uns lui adressaient la parole avec courtoisie et gentillesse, dont Jeff, le lieutenant et le capitaine, même si ce dernier passait le plus clair de son temps dans sa cabine à travailler sur elle ne savait quoi. Et, surtout, Axel ne trouvait plus grand-chose à lui reprocher sur son travail en cuisine. Ce fut sans doute pour ça qu'il débarqua face à elle avec l'air excessivement joyeux, six jours après leur départ, en claironnant :

— Luka ma chère, aujourd'hui est un grand jour !

L'intéressée leva un sourcil et continua de récurer la grande marmite comme si de rien n'était. Les revirements d'humeur d'Axel la laissaient pantoise. Elle préférait n'y prêter aucune attention.

— Je te parle, Luka, la moindre des choses serait de m'accorder un peu d'attention.

— Oh excuse-moi Axel, j'ai vu rentrer un homme souriant, je ne t'avais pas reconnu.

— Très drôle.

Il s'accroupit à sa hauteur et approcha son visage près du sien. Le mouvement de recul de Luka lui arracha un nouveau sourire. Sans plus de cérémonie, il la saisit par le bras et la releva.

— Ne me touche p...

— Ton chef ordonne, tu exécutes, la coupa-t-il en fronçant les sourcils. Tais-toi et attends de voir ce que j'ai à te montrer avant de râler.

Luka lui renvoya un regard circonspect. Axel n'était pas comme d'habitude. D'ordinaire, il se contentait d'assortir ses ordres de petites plaisanteries mesquines dans ses meilleurs jours, et de provocations, voire de menaces terrifiantes dans les mauvais. Son comportement de petit garçon excité par la découverte d'un trésor imaginaire, lui, était inédit.

Tandis qu'ils traversaient la cuisine et montaient les marches conduisant au pont principal, Axel lui parla de « gaillard d'avant », de « plein-air », de « femme » et d'« équipage », mais Luka ne lui prêta qu'une attention limitée, toute à ses réflexions.

Ils parcoururent le pont sous les yeux remplis de curiosité des marins de quart. Au-delà de la proue, l'océan s'étendait à perte de vue : des kilomètres et des kilomètres de nuances de bleu allant de l'azur le plus clair à un cobalt presque noir, piqué de vert, d'indigo et de turquoise, dans lequel il était si facile de perdre le regard.

Une fois à l'ombre du mât de misaine et de ses voiles au ventre rebondi, Axel la lâcha.

— Trésor, j'ai décidé que tu ne pouvais décemment pas rester enfermée dans cette cuisine sombre et humide durant tout le voyage.

— D'accord.

— Une femme jeune et fraîche de ton acabit, avec ta vigueur et ta motivation à toute épreuve, n'est-ce pas, a parfaitement le droit, comme nous tous, de respirer l'air ensoleillé du grand large en pleine journée, et pas uniquement tard dans la nuit à l'insu de tout le monde.

Le Chant des voilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant